Marin Schaffner | "La Communale", lire encore après le pétrole
La présente nouvelle, écrite dans le cadre d’un atelier avec des libraires, est issue de l’ouvrage collectif Le Livre est-il écologique ? (Wildproject, mars 2020).

Awa débarquait enfin dans ce village qu’elle essayait de rejoindre depuis plusieurs jours. Profond dans la campagne du centre de l’Hexagone : le genre de destination devenue difficile d’accès depuis la Grande Crise pétrolière de 37. Encore quelques voitures sur les axes principaux, mais les petites routes étaient progressivement reprises par la végétation, peu à peu éventrées de racines que seules quelques bicyclettes slalomaient. Les gens s’entraidaient plus, bien sûr, et on s’arrêtait plus facilement qu’avant devant un pouce tendu, mais le trajet pour Awa avait été long – près de trois jours et deux nuits sous le ciel étoilé de mai. Toujours est-il qu’enfin, en cette après-midi bourgeonnante de soleil, elle passait sous le porche végétal annonçant fièrement l’entrée dans la « Commune libre de La Franche-sur-Sève ».
On lui avait dit de se rendre directement à La Communale, la librairie historique du village devenue centre socioculturel autogéré et cœur battant de la vie locale. Une grande bâtisse carrée en pierres de taille avec un étage, des panneaux solaires sur le toit et plusieurs extensions insolites en bois de récup’ qui la faisait ressembler à une fleur improbable ou une œuvre de land art. Devant le bâtiment, une grande place – sorte d’agora avec de nombreuses assises faites main, quelques parasols aux tissus bariolés et trois grandes tonnelles sous des arbres centenaires, sous lesquels quelques groupes de tous âges s’agitaient et discutaient. Awa avait l’impression étrange d’atterrir tout à la fois dans un lieu hors du temps mais en pleine effervescence. On montait les quelques marches en bois de la terrasse et sur le seuil, encadrant la porte, plusieurs panneaux semblaient rendre compte des événements récents de la vie politique et culturelle locale – des affiches, des documents, des tableaux faisaient l’effet d’un grand collage multicolore. En entrant, Awa fut submergée par tout un ensemble d’émotions : une subtile odeur de cire et de copeaux, le calme feutré presque sourd de quelques discussions paisibles, une lumière douce orangée comme un cocon, et des milliers de livres sur tous les murs jusqu’au plafond, sur des tables et dans des bacs au sol.
« Bonjour, je peux vous aider ? »
Juste à sa droite, derrière un comptoir en bois clair couvert d’articles de papèterie, une jeune fille rousse tout sourire.
« Bonjour. On m’a conseillé de venir à La Communale en arrivant dans votre village. Il paraît que c’est le meilleur endroit pour tout savoir sur la vie ici. »
Le sourire accueillant de la jeune fille était contagieux.
« On ne vous a pas menti oui ! Bienvenue à La Communale qui, comme son nom l’indique, est la coopérative socioculturelle du village. C’est principalement ici qu’on peut se cultiver, qu’on organise la vie politique et qu’on échange nos pratiques et nos idées. Vous arrivez d’où, si c’est pas indiscret ?
– D’une communauté d’ami·es dans les Cévennes. Et je suis en route pour la Bretagne où je vais voir des cousines, mais je voulais m’arrêter quelques jours ici sur les conseils d’une camarade. »
Un léger temps de silence durant lequel Awa remarque les puits de lumière qui descendent des fenêtres et donnent cette ambiance si chaleureuse à la pièce.
« Je peux faire un tour au milieu des livres pour commencer ?
– Tu es ici chez toi : je t’en prie. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas. Moi c’est Prune. »
Quelques instants plus tard, Awa déjà se laisse envelopper par le lieu. Tout le coin gauche de La Communale, où elle commence à déambuler, est réservé aux livres d’occasion, classés par genre ou thématique et rangés sur de hautes étagères avec une échelle sur rail qui court le long de la paroi : la sélection, bien que large et très diverse, semble assez fine – un peu comme dans une bibliothèque.
En se dirigeant vers le fond de la librairie, Awa prend conscience (ce qu’on ne voyait pas de l’entrée) que tout l’arrière de la grande pièce est aménagé pour les enfants : des myriades de livres de toutes les couleurs et de toutes les tailles sont disposés dans plein de petits bacs mobiles au sol, et il faut enlever ses chaussures pour entrer dans cet espace où des tas de sièges différents émergent de-ci de-là (petites chaises et tabourets en bois, vieux fauteuils en cuir, poufs, dossiers en mousse, etc.).
En revenant vers le comptoir, Awa découvre que tout le centre de la pièce est réservé aux sciences : sept tables disposées en étoile avec chacune une thématique, et tout autour, des étagères à hauteur d’épaule forment des rayons. On y trouve de tout, sciences expérimentales comme sciences humaines, critique sociale et beaucoup d’écologie. Sur les tables, la sélection d’ouvrages est impressionnante et l’on comprend, au travers des thématiques, l’importance politique de ce lieu : « autonomies énergétiques », « se nourrir ensemble », « pédagogies émancipatrices », « assemblées populaires », ou encore « habitat léger ».
Enfin, sur sa gauche maintenant, toute la partie droite de la librairie est dédiée aux bandes dessinées. Une succession d’étagères murales de plus de deux mètres de haut présente la tranche d’un bon millier de bds, dont certaines – mises en avant – montrent leur illustration de couverture.
« Wouah, je crois que j’ai rarement vu une collection de livres aussi impressionnante ! », lance Awa tout sourire en revenant vers le comptoir de Prune.
Les quelques autres personnes présentes dans la pièce se retournent elles aussi en souriant.
« Merci ! Il faut dire que nous sommes nombreuses et nombreux à en prendre soin depuis plus de dix ans maintenant.
– Mais je me posais quand même quelques questions...
– Je t’écoute.
– Pour commencer, je n’ai vu aucun prix pendant mon petit tour : vous vendez les livres ? Comment ça se passe ?
– On évite au maximum, répond Prune un poil espiègle. C’est une coopérative ici, donc on s’organise pour récupérer des livres d’occasion dès qu’on peut, et il y a un pot commun pour l’achat des nouveautés.
– Que vous achetez où ?
– Principalement de deux façons. Une bonne partie à des coopératives dont on apprécie le travail éditorial et avec qui on est en lien depuis longtemps. Et le reste via les réseaux de colporteurs qui passent ici régulièrement pour nous proposer des ouvrages. Et puis les gens commencent à bien nous connaître et à savoir ce que notre communauté recherche.
– Mais si moi je veux acheter un livre ou deux, c’est quand même possible ?
– Seulement des exemplaires en double et plutôt des nouveautés ; ou alors du troc si jamais tu as quelques bons bouquins sur toi.
– Et si on veut payer c’est en monnaie locale, c’est ça ?
– Oui, la Liane, que tu peux obtenir au bureau de change au bout de la place – ou éventuellement ici pour des petites sommes. »
Awa fait un tour sur elle-même lentement pour prendre à nouveau la mesure de cette librairie extraordinaire.
« Et je n’ai pas vu de livres de théâtre et de poésie non plus, c’est normal ?
– Ah oui, très juste : le théâtre et la poésie c’est au sous-sol dans un coin de la salle collective. C’est là où on se réunit, mais aussi là où on fait des ateliers de théâtre, d’écriture, de dessin, etc. Donc c’est plus simple d’avoir ces textes-là en bas pour pouvoir y piocher. Et le matériel à dessin est en bas lui aussi d’ailleurs. »
Prune accompagne Awa dans la salle du bas, et lui explique plus finement l’importance de La Communale dans la vie politique locale. En effet, cette grande salle au sous-sol est un véritable lieu de rencontre et d’organisation collective où se réunissent de nombreux groupes de taille variable. Les sujets sont très divers et Prune lance pêle-mêle : « groupe de parole non mixte, aide à l’installation, coordination de chantiers, échanges intergénérationnels, planification, ainsi que différentes commissions locales – vie culturelle et sportive, transport, alimentation, énergie, formation par les pairs, etc. ». Ces dernières sont les temps de préparation pour les assemblées populaires qui se réunissent deux à trois fois par semaine sur la place devant La Communale pour discuter en démocratie directe de l’ensemble des choses de la vie de la commune.
Les deux jeunes filles remontent au rez-de-chaussée, et Awa se retrouve surprise une fois encore par la douceur enveloppante de cette lumière orangée.
« Et j’imagine que vous récupérez plus de livres que ceux que vous avez là, non ? Vous faites une sélection sur les occasions ?
– Eh bien, en fait, on a créé une manufacture de recyclage de papier il y a trois ans. Elle est au fond du champ derrière la librairie. Donc on fait à la fois de la récupération de livres endommagés ou qui ont peu d’intérêt pour les membres de la communauté, mais aussi de pas mal de chiffons. Et c’est avec ça qu’on fait pour ainsi dire l’ensemble du papier de la commune ainsi que quelques dizaines de livres par an en auto-édition.
– Génial ! Et les livres que vous éditez vous-mêmes, c’est quoi ?
– Ça dépend. Tu en as certains là-bas sur la petite table : ce sont souvent des brochures, des petits livres, mais aussi quelques illustrés et cahiers de dessins qui sont fabriqués dans le cadre des ateliers de La Communale. Donc ça peut vraiment parler de tout et n’importe quoi, c’est chaque groupe qui décide.
– J’ai hâte de voir ça ! Il y aura des ateliers demain ?
– Oui, bien sûr. Plutôt dans l’après-midi car le matin nous avons des activités pour la vie de la commune, auxquelles tu pourras te joindre. Moi j’irai ramasser des légumes dans un de nos potagers collectifs, mais tu pourras également te greffer à pas mal d’autres groupes. Ici tu es libre de faire ce que tu veux du moment que tu fais ta part collective.
– Merci beaucoup. Et tu as une idée d’où je pourrais dormir ce soir ?
– Ah ça, c’est comme les livres, ce n’est pas ce qui manque ici ! »
Retrouvez :
– d’autres extraits du Livre est-il écologique ? via ce lien ;
– de plus amples informations sur la page dédiée des éditions Wildproject ;
– ainsi que le site internet de l’Association pour l’écologie du livre.