« Monsieur, vous parlez trop français »
« Monsieur, vous parlez trop français », c’est la remarque d’une des élèves. Je lui ai demandé de préciser ce qu’elle entendait par là. Selon elle, j’utilisais des mots trop compliqués, des phrases trop complexes. L’affirmation a été corroborée par certaines de ses camarades. Je leur ai dit qu’elles pouvaient m’interrompre à tout moment pour me demander des précisions mais l’une d’elles m’a répondu qu’elle ne voulait pas me couper trop souvent. Je lui ai demandé si, à défaut de tous les mots, elle comprenait le sens général de mes propos. Sa réponse : oui.
Que dois-je faire ? Adapter mon registre de langue ? Jusqu’à quel point ? Il ne me semble pas que j’emploie des mots si compliqués que cela ou alors je ne le fais pas à dessein. Je ne parle pas comme j’écris ce billet, par exemple. Je connais à peu près l’argot des banlieues, je pourrais l’utiliser. Je précise « à peu près » car il a beaucoup évolué, la langue que j’utilisais n’est plus celle de la génération d’aujourd’hui. Comme je suis souvent en contact avec des jeunes et que j’écoute un peu de rap, je suis de loin l’évolution de la langue et je pourrais faire illusion. De la même façon que j’incitais à la jeune femme de prêter attention au contexte pour comprendre les mots, je peux me débrouiller pour décrypter les phrases les plus absconses de PNL, de Lacrim, de Jul ou d’Aya Nakamura.
Si je côtoie la jeune génération, je n’en fais pas partie. En classe, je me refuse à jouer un rôle. Je veux bien simplifier mon expression, je suis conscient que je dois faire un effort. Mais je ne vais pas parler le « djeun ’s », comme le disait une expression déjà désuète. En disant « démodée » plutôt que « désuète », par exemple, et en reformulant. La répétition est la base de la pédagogie, selon la formule consacrée.
Lors des ateliers d’écriture, je considère que ma mission première est de libérer les imaginaires, de susciter la réflexion, je ne corrige pas les fautes d’orthographe, en tout cas pas lors des premiers textes. Le passage à l’écrit est parfois inhibant, je leur dis que nous sommes géographiquement à l’école mais que nous ne sommes pas dans un cours comme un autre. Je ne suis pas leur professeur, l’excellente Madame Redouane Bouras le fait bien mieux que je ne saurais le faire. Certes, il arrive que je fasse un peu de zèle quand un élève dit « c’est qui qui » ou lorsqu’il s’égare dans ses concordances des temps. On ne se refait pas.
J’utilise ma langue, qui est aussi la langue commune, car je ne veux pas que leur langue soit un ghetto. C’est très bien d’avoir une langue à soi tant qu’elle ne coupe pas des autres. Que ce soit une langue en plus, plutôt qu’une langue de substitution. Sinon on coupe le lien au commun, celui de la langue partagée. On ne possède plus les codes de la société, dont on se risque de se retrouver exclu. L’insertion sociale, professionnelle et l’épanouissement intellectuel peuvent être compromis.
Photo : Copie écran de l’émission "Des chiffres et des lettres" sur le site de l’INA.