Noisy-le-Grand, mars 1942
1942, début mars
La Pointe formait un Y, dont la queue, vers l’ouest, était la grand Rue d’où venait l’opérateur. La branche de gauche descendait vers Marne, hérissée de promesses de verdure, puis vers Gournay. La branche de droite prolongeait la queue du Y tout droit jusqu’au village de Champs, plein est, en remontant légèrement après deux pavillons un peu ternes et comme mal placés, l’un trapu, l’autre sur deux niveaux, et qui semblaient fermer la place dans cette direction. Au sommet de cette pente, on avait dit à Jung qu’il y avait des guetteurs et peut-être même un batterie de DCA, canons pointés vers le nord. À ces trois itinéraires, s’ajoutait la rue de la Tranchée, à angle droit de la queue du Y, plein sud vers la droite. Sur ces routes s’alignaient des façades de briques et des toits de tuiles, parfois espacés, laissant les herbes, orties et sureaux, noisetiers, ronces, s’emmêler et occuper les bas-côtés. Le cœur du Y formait une place, une faible butte de boue et d’orties au bord de laquelle, sur le macadam, un vieil homme avait sorti une chaise paillée, y lisait son journal, un chien noir ensommeillé à ses pieds. Il y avait, de part et d’autre de la rue de la Tranchée, face-à-face, l’épicerie-restaurant Nicot et l’épicerie Liabastre, entre lesquelles était garée un camion Renault sans bâche où des hommes s’affairaient. Sur la route de Champs, une brasserie-billard qui serait livrée ensuite, avant le reste de la ville. Un dernier café, en retrait vers le centre ville, était fermé depuis l’exode.
Les mains étaient encore un peu gelées, à décharger les caisses de lait et de vin, ou à tenir la fiche de rationnement vérifiée par la mairie. Liabastre était monté sur une caisse vide et déclamait, avec larges gestes du bras, les victuailles que Firmin allait descendre dans la cave de Nicot. Edouard Jung, qui avait déjà vu plusieurs pavillons bien placés, conformément à ce que lui avait indiqué Combaux, entra comme par effraction dans cette saynète de livraison avec l’idée de prendre un verre et des informations sur un éventuel propriétaire en recherche de locataire. Le café-épicerie avait d’un côté deux rangées d’étagères en vis-à-vis — conserves, sel, gros sel, farine — et des bidons de vins et d’huile, avec encore des caisses contre les murs pour les bouteilles vides sans étiquettes, et les pleines étiquetées — du vin ordinaire, de l’huile, du Pernod, un autre vin peut-être meilleur, du Byrrh, du vin sans doute encore meilleur (un “Clos”), du Cinzano, du Dubonnet, de la Vichy Saint-Yorre, de l’eau de javel — ça sentait la fin pour les boissons non gazeuses, les rations étaient restreintes et il fallait couper. Nicot vendait les bidons contre un bon de réquisition signé du maire et pour le café, il proposait de l’orge torréfié, on avait de temps en temps du chocolat blanc au goût un peu sucré et surtout gras. Le dimanche, lui-même en faisait fondre un carré dans son orge. Et de l’autre côté, c’était trois tables de quatre places, un bar sans tabouret, un passe-plat et une vitrine qui séparait de la cuisine et, en regard de la cuisine, un espace pour la table de billard devant lequel une trappe dans le plancher donnait accès à la cave. Il était dix heures du matin passées, les habitants du quartier commençaient à s’assembler en file d’attente entre les boutiques, et Firmin avait faim.
Jung hésita à parler à cause de son accent alsacien. Il l’avait pourtant moins qu’avant, il faisait attention, surveillait les réactions, adaptait, choisissait ses mots, essayait de ne parler trop lentement. Cependant, les regards pouvaient tout vouloir dire, en ce moment, tout et rien. Il avait dans sa poche sa carte d’assureur, faussement établie par Levasseur, agent d’assurance à la Nationale. Jung n’y avait pas pensé jusque-là, alors qu’il la manipulait dans sa poche comme une amulette, mais il s’agissait d’une véritable carte, pas d’une fausse carte, pas d’une imitation, elle avait été établie et signée par un agent d’assurance en contrat, comme s’il était son supérieur. Cela faisait de Jung, virtuellement, un agent d’assurance authentique, il pouvait même signer des clients si l’envie lui en prenait. Il but un ballon fade et demanda à qui s’adresser pour louer un pavillon par ici, en pointant la direction de Champs. Nicot annonça qu’un dénommé Laurenti, un voisin, devait sûrement se trouver là, dans la rue à faire la queue, lui ou quelqu’un de sa maison, et qu’il serait bien content de pouvoir louer le pavillon qu’il avait fait construire pour s’assurer une rente, et que la guerre étant arrivée là-dessus, Nicot haussa les épaules et resservit Jung avec un clin d’œil. Moins d’une heure plus tard, c’était avec Madame Laurenti que Jung discutait, devant le premier pavillon, celui dont le pignon donnait sur la place, et qui faisait face à la route de Champs.
C’était un pavillon de briques, sans étage, dans lequel on entrait en gravissant quatre marches après une cour étroite et une grille en fer forgé portant le numéro 89. Deux fenêtres aux volets métalliques encadraient la porte. L’entrée de la cave était située à l’extérieur, à gauche du perron sous lequel on devait descendre cinq marches. Derrière, donnant sur le chemin des Gramonts et les bois jusqu’à la Marne invisible, un jardin avec un jeune cerisier et un peu de terre à cultiver, au fond quelques planches recouvraient un trou que l’on devinait odorant. La propriétaire fit deux tours de clés et ils entrèrent dans un simple couloir au papier peint floral, qui allait de l’entrée jusqu’à une fenêtre et s’ouvrait sur chacune des quatre pièces. Côté rue, une chambre et la salle à manger avec une table et trois chaises. Côté jardin, une chambre et la cuisine avec évier, chauffe-eau, une table plus petite et deux chaises, un placard blanc avec de la vaisselle dépareillée. Tous les sols étaient en tomettes carrées. Il y avait enfin une trappe permettait d’accéder à un grenier bas de plafond, mais Madame Laurenti ne trouvait plus le crochet. Elle se plaignit de son mari, parti « faire des affaires » en Normandie, et l’on sentait que c’était un mode de communication entre eux. Jung dit que ça pouvait attendre. Pour aller dans le jardin, il fallait passer par la cuisine et ouvrir une porte à moitié vitrée devant laquelle il y avait un seau en fer-blanc, un balai, une serpillière, une grosse éponge, une tinette en grès ornée d’une fleur bleue, et un tub posé debout contre le mur comme une soucoupe à café géante. Madame Laurenti était ravie, le meublé allait leur rapporter un peu alors que la ville venait de se vider, elle préférait un Alsacien à un Allemand mais n’avait « pas besoin d’assurance, une avance suffira ». Et puis la tête du mari en rentrant, elle riait, l’opérateur n’en croyait pas ses oreilles.
[...]
Fin mars
En plus des meubles des Laurenti, Jung avait apporté par péniche, puis remorqué à vélo : deux autres chaises, une petite table à tiroir, un lit de camp, une commode fermant à clé, une grosse armoire métallique, un bureau étrange. Tout cela, surtout les deux derniers objets emballés dans du kraft, étaient très lourds, et il fallut être deux, avec Combaux, pour pousser le vélo tirant la remorque depuis l’écluse de Neuilly-sur-Marne, jusqu’au pavillon. Cinq kilomètres d’efforts après vingt-six kilomètres dans une péniche amie, et cinq depuis les puces de Montreuil. Car à Montreuil, guerre ou pas, les puces ne désemplissaient jamais. Bien sûr, c’était aussi une foule de soldats allemands, en uniforme ou en permission, qui avait remplacé un bon nombre des acheteurs. Mais sur les pavés, sur les trottoirs, sous les pignons de briques rouges aux grandes lettres blanches « Dubonnet vin tonique », les étals s’éparpillaient, à même le sol, sur des tréteaux, dans des paniers qui, une fois vidés, servaient de tabouret pour attendre le client. Il y avait beaucoup de flâneurs, qui venaient pour l’ambiance, pour se perdre dans une foule, s’imaginer être quelques années avant. Au milieu de ce bric-à-brac, un homme de Lebedinski avait rejoint Combaux et Jung, avec une charrette tirant le précieux matériel, venu de la S.A.T par les canaux jusqu’à Bercy. Ils procédèrent, sous les regards amusés des soldats ennemis, à basculer la lourde armoire et le bureau encombrant d’une charrette à l’autre. Le vendeur remorqua le tout à la bicyclette de Combaux, avec des chaînes en acier. L’équipage technologique traversa les puces jusqu’au quai d’Ivry où un batelier les attendait, pour les glisser jusqu’à la Marne. Jung fit la sieste sur cette eau impassible, pendant que Combaux admirait et surveillait le matériel d’écoute. À l’écluse de Neuilly, Keller, Matheron et Guilloux vinrent leur prêter main forte pour hisser le tout depuis la Marne jusqu’au coteau. Dans les pavillons proches, derrière les fenêtres, parfois, un rideau était tiré, on devinait un regard, puis un autre, autant de questions à venir sur les nouveaux habitants du quartier.