Amour
Ce texte va être donné aux membres du Club parents avec lesquels nous sommes en train de monter une pièce de théâtre. Mon idée est de les amener à réagir à ce texte que j’ai souhaité suffisamment subversif pour que le trouble s’installe et produise du questionnement. Car comme chacun le sait à présent, c’est en cassant l’ambiance que le sens apparaît.
Amour
Trois adolescentes de Saint-Denis, Madjougou, Khadidja et Émilie ont été reconnues coupables de crime en réunion sur la personne de Joey, un autre adolescent de leur quartier. Elles l’ont attiré dans la cave d’un immeuble, l’ont frappé avec une barre de fer, attaché à une chaise, puis frappé de nouveau à tour de rôle jusqu’à causé la mort de Joey par hémorragie interne.
« Tu le trouvais mignon, il t’ignorait ».
C’est ce que Madjougou a déclaré à l’adresse d’Émilie devant le juge d’instruction, sans donner plus d’explications.
Le procureur est en droit de se demander si Joey n’a pas été assassiné pour la simple raison qu’il avait éconduit la jeune fille. Pour un motif parfaitement futile en somme.
Les psychologues diront que, pour avoir tué ce jeune homme de sang-froid, les trois jeunes filles n’ont pas de repère éducatif. Ce que les éducateurs confirmeront pour en faire un élément à décharge. Tous sont dans leur rôle. Le procureur tentera de montrer qu’elles sont sans morale, comme des bêtes sauvages. Il est aussi dans son rôle. Quant aux personnes qui lisent les faits divers dans les journaux, il diront que dans ces quartiers sinistrés il ne faut s’étonner de rien. La violence rôde comme des hyènes dans la savane. Là encore, tout est en ordre, préjugés et stéréotypes compris. Il n’y a pas d’alternative.
Tu le trouvais mignon, il t’ignorait.
Un motif parfaitement futile, vraiment ? Et si Émilie avait initié le crime de Joey par amour ? Ou plutôt, parce que cet amour ne menait nulle part. Parce que le dénommé Joey, cynique et arrogant, l’avait rejetée ?
Que la passion amoureuse mène au meurtre, ce n’est pas nouveau. Pourtant, au procès, personne ne parle d’amour. On ne retient que le déchaînement de violence, les bêtes sauvages et leur absence totale de repère. Même ceux qui les défendent cherchent à justifier leur comportement violent.
Dans les classes moins populaires, dans ces cas-là, on tue aussi, mais c’est par amour. Souvenez-vous de cette riche femme d’affaire qui a empoisonné son époux, un milliardaire suisse, qui ne voulait plus d’elle. Et de ce violoniste virtuose, issu d’une riche famille allemande, qui a lardé de 12 coups de couteau une jeune femme qui ne voulait plus de lui. Il a pleinement assumé son acte et a déclaré aux journalistes, face aux caméras :
« Je l’aimais plus que tout. Je l’aime plus encore maintenant. Nous sommes unis à jamais dans l’éternité. »
Tragique et romantique non ?
Quand prend-on conscience du caractère désespéré de l’amour ? Lorsqu’on reconnaît un « crime passionnel », c’est toujours dans les familles où l’éducation e été apparemment exemplaire. Si Khadidja est à l’initiative de ce crime par amour, alors elle n’a pas les moyens d’exposer cet argument. Le crime passionnel ne peut donc être retenu. Pourtant, rien ne dit qu’il faut de l’éducation et une bonne situation pour tuer par amour. Dans les quartiers oubliés de la République, le crime passionnel existe, mais personne ne l’appelle comme ça. Est-il autre chose cependant ?