Une conversation sur le passage à l’acte
(Après avoir joué une pièce de théâtre reprenant un crime commis dans la banlieue parisienne (trois jeune filles tuent un adolescent dans une cave), nous nous retrouvons avec les actrices (il n’y a que des femmes et moi) pour parler de cette affaire. La suite du texte se fera sur ce mode fragmentaire.)
Complices et innocents – Après la pièce de théâtre, nous avions l’impression d’avoir approché un peu les personnalités de Madjougou, d’Émilie et de Khadidja. Bien sûr, nous avions fait …˜…˜comme si’’, mais nous avions joué à partir des véritables auditions des trois adolescentes, si bien que nos représentations avaient des …˜…˜airs de vérité’’. En en reparlant après, il s’est produit quelque chose de surprenant : même lorsque nous n’étions pas d’accord, j’avais l’impression que nous parlions d’une seule voix, comme si jouer ensemble avait fait de nous les …˜…˜complices innocents’’ des trois tueuses – comme si nous avions été nous aussi dans la cave, derrière elles, mais sans pouvoir agir. Ce serait cela, le pouvoir magique du théâtre ?
Volontaire / involontaire ? – Comme nous sommes toujours quelques part dans la cave avec elles, nous nous posons des questions que se sont sans doute posées les juges : « Ont-elles voulu tuer Joey ? ». Nous nous étonnons : le plus incroyable est que ce « meurtre » a « été qualifié en homicide involontaire ! ». Certains d’entre nous sont des parents et s’identifient à Joey : « c’est incroyable ! ». Ces mères trouvent que le tribunal a fait preuve de trop d’indulgence. « Un an ferme pour Madjougou, c’est trop peu ! ». L’une d’entre elle nuance : « C’était involontaire ! ». Une autre proteste : « Elles ont pourtant voulu tuer non ? ». La première argumente : « Elle ne voulait pas tuer Joey, mais le punir, l’impressionner… La preuve, elles ont voulu le détacher ». Moi, qui tenais le rôle du procureur, je tente de relancer le débat : « Oui, mais elle ne l’ont pas détaché ». Le passage à l’acte n’a rien de simple : il s’agit moins d’agir d’une certaine façon (ici, tuer Joey) que d’oublier d’agir d’une autre façon (ici, tenter de maintenir Joey en vie).
Peur de comprendre – « Je ne comprends pas la présence de Khadidja dans la cave », dit l’une d’entre nous, qui a participé au début des répétitions. Une autre, qui défendait Émilie lors du faux procès, tente une réponse : « Elle ne voulait pas tuer Joey, mais elle a eu un problème. Alors elle a présenté son problème à Madjougou, qui est forte et qui a pensé autrement… ». Nous nous regardons sans comprendre. « Elle a pensé par amitié », ajoute-t-elle. L’amitié aurait été donc été le catalyseur du crime. Nous nous regardons de nouveau : peut-être avons nous peur de comprendre.
Qui est Khadidja ? – L’une d’entre nous, qui défendait Émilie, explique : « Khadidja ne pensait pas avec sa tête, plutôt avec ce qu’on lui a appris… On ne sait pas ce qu’elle est, parce qu’elle ne sait pas ce qu’elle veut… ». Le lien entre « savoir » et « être » est peut-être effectivement au cœur de cette affaire. La tête de Khadidja était encombrée d’autres paroles : celles de ses frères, celles de son père. Ces paroles autoritaires ne laissaient pas de place pour autre chose. Lorsqu’elle s’est retrouvée amoureuse de Joey, ou bien lorsqu’elle a été violée par lui (comment savoir ?), avec sa tête encombrée, privée de son libre-arbitre, elle ne pouvait plus agir. Elle ne savait pas ce qu’elle voulait. Alors elle a regardé Madjougou prendre les choses en main à sa place. Les familles fabriquent quelquefois des assassins.
Qui est Madjougou ? – « Pour moi Khadidja, c’est un instrument », dit celle d’entre nous qui jouait l’expert éducatif. « Par contre Madjougou, c’est un engin qui décide de se venger, comme une bombe à retardement, parce qu’on fait toujours subir ce qu’on subit… », ajoute-t-elle. Nous imaginons Madjougou chez elle, observant la violence de son père sur sa mère en résistant autant que possible. Mais elle ne peut rien contre lui, qui est plus fort, plus agressif. Alors elle devient l’« engin » et la « bombe ». Peu à peu, elle se remplit la tête de cette violence. Elle n’a que ce langage, mais contrairement à Khadidja, elle sait ce qu’elle veut : tuer son père, qui constitue une menace. Alors elle transforme la violence, la façonne comme un tueur à gage fabrique son arme. Puis elle rencontre Joey. Oui, les familles fabriquent quelquefois des assassins. Voilà ce que nous comprenons ce matin-là, dans la lumière grise de février, en parlant entre nous.
Qui est Émilie ? – Celle d’entre nous qui défendait Émilie, se pose des questions : « Sa mère se prostitue ? Elle boit ? Elle fait des rencontres sans lendemain ? ». Puis son regard s’embrume et se perd dans le vague : « Émilie, je ne la connais pas, mais elle me fait pitié, parce que elle n’a pas eu d’éducation ni d’affection… Elle n’a pas d’autre famille que cette mère… » Celle d’entre nous qui jouait le rôle de l’experte-psychiatre pose d’autres questions : « Elle n’a pas de repère et sa mère n’en a pas non plus. Qu’est-ce qu’on transmet, finalement, et que l’on veut ou pas ? » Les familles sont toujours des laboratoires qui fonctionnent sans certitude : dites « noir » et l’enfant finira par dire « blanc », ou réinventera des tonalités de gris que vous ignorez. Les trois adolescentes ont inventé des nuances de noir. Il faut dire que certaines familles déploient des trésors d’inventivité pour fabriquer des assassins. Le plus terrible est qu’elles n’en savent rien.