« J’aime la liberté, et être ici, loin de tout, me ronge de l’intérieur.  »

Malesherbes. Âge : 17 ans.
Je me dirige vers l’entrée après avoir fait mes sacs.
Je croise la mère de famille. Nous nous regardons et elle m’interroge du regard. Je lui réponds « Â Ce n’est pas contre vous, mais je m’en vais. J’aime la liberté, et être ici, loin de tout, me ronge de l’intérieur.  »
Elle me regarde, le regard plein d’amour et me répond « Â Va.  »
Elle m’embrasse sur le front et me raccompagne àla gare. Ce sera la dernière fois que je la vois.

Lukas

Le jour se lève et, après tout, en juin il ne fait pas si frais àsix heures du matin. C’est plutôt le mouillé, sur tout le flanc droit de mon pantalon, et la boue, collante, farcie de gravier et de vert, qui alourdit mon pas alors que je me dirige, enfin, vers la maison.
Elle avait dit une heure. Elle dit toujours une heure, tu dois être rentré, Lukas, àune heure et il n’y aura pas une minute supplémentaire accordée. Elle croit que répéter fait loi. Elle sait, pourtant, elle, àla tête de cette famille qui croit m’accueillir, que je ne rentre jamais àtemps, parce que la nuit, devant moi, s’étire toujours comme une pente où il est si bon, si facile, de rouler. Et chaque fois c’est la même lutte, les cris qui me battent sans vraiment faire mal, mais surtout ne font rien changer.
Il est six heures et je rentre àpied de chez elle, passant par le petit bois trempé qui longe la route pendant des centaines de mètres. Je suis venu par l’herbe et par les fossés, me jetant àleur abri poisseux, piquant, dès qu’au loin des phares de voitures s’annonçaient sur la route. Dix fois peut-être je me suis jeté dans la boue mais je suis venu, malgré tout, retrouver cette maison où rien ne m’est familier, où rien n’est doux que, parfois, le sommeil qui finit par venir au matin.
Il est six heures et je suis brun et vert de boue et de feuilles, et je la vois, àla porte, dans sa robe de chambre piteuse, dégueulasse, avec ses cheveux jaunes et durs et fourbus. Je la vois qui m’attend sans voir que je l’ai vue. Elle fume une cigarette, elle a l’air tellement fatiguée, bien plus fatiguée que moi qui n’ai pas dormi mais ai passé la nuit avec la peau de l’autre, habitée de frissons et d’une sueur inconnus.
Longeant la barrière, hors de sa vue encore, je me demande si, un jour, elle est tombée dans la boue pour ne pas qu’on devine le plaisir clandestin qu’elle venait d’avoir.
Son regard est sur moi àprésent, je m’approche et je sais que nos yeux, se trouvant, seront des fers jamais las de se croiser. Elle tapote sur sa cigarette, resserre autour de son ventre mou les pans de sa robe de chambre, je sais qu’elle va crier, àcause des cinq heures que je lui ai prises, là-bas, dans la chambre en ville de la fille.
À un pas devant elle, qui me regarde, avec les traînées sanglantes de la terre et de l’herbe comme une autre peau sur ma jambe et mon bras. Si elle voulait, elle pourrait peut-être y lire que, parfois, les bagarres et les luttes se font avec soi-même. Si elle voulait — mais le peut-elle seulement — elle irait gratter sous les peaux pour voir le vrai sang battre.
Et elle m’observe, sans rien dire. Sa bouche, le petit fil tombant qui lui tient lieu de bouche, s’écarte soudain et quelque chose qui semble un sourire, peut-être moqueur mais peut-être pas, se promène sur ma jambe et mon bras, longeant les blessures de terre et ce serpentin vert et griffu qui, depuis ma première jetée sur le bas-côté, s’enroule obstinément, sans lâcher prise, autour de ma cuisse.
Je ne sais pas àquoi je ressemble, une sorte de soldat peut-être, un bouseux, un elfe aux yeux écarquillés.
Je sais qu’elle va gueuler et pourtant elle s’écarte, me livre passage. Elle dit que c’est bien que je sois rentré, elle dit que la boue me va bien, elle dit que je sens le thé àla menthe.
Je lui dis que je voudrais repartir, que je vais repartir, mais prononçant ces mots je m’appuie au chambranle et m’arrête, et soupire. Je prends sa cigarette et elle soupire aussi. Elle me demande si c’était bien, ou si j’ai eu mal, et puis elle dit qu’elle ne veut pas savoir et je lui rends sa cigarette. Je lui dis que j’aime la liberté et qu’être ici, loin de tout, me ronge de l’intérieur.
Du bout de son doigt, elle suit sur mon poignet le chemin sinueux d’une griffure. Elle dit qu’un jour, on s’en va faire sa vie.

Angélique Villeneuve

11 mars 2016
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