Lauriano & Angélique Villeneuve

Contributions croisées, textes et photos, à l’atelier Instagram de Patrick Goujon, en résidence à la SGDL

Isolés de tout dans notre petite boite de sardines bleue à quatre roues, faisant face à cette forêt qui nous rend si petits. Une vague impression d’être une fourmi au beau milieu d’un jardin d’herbes hautes. Notre nouveau petit coin de paix ne le reste pas bien longtemps. Nos rires chantants rajoutent des chœurs au son grésillant de la radio. La mélodie tente de s’échapper de notre paradis bleu, ne laissant que des percussions qui nous enivrent et désinhibent nos esprits. Je sens cette nature paisible se transformer en jungle. Je la sens vivre dans mon corps, je la sens fleurir dans le bas de mes reins, je la sens bourgeonner dans mon cœur. Je sais que chaque parole de ce garçon aux yeux d’émeraude, que chaque vibrato sortant de sa bouche fait grandir en moi quelque chose d’inconnu et d’exaltant. Je dévore ce moment avec lui, refusant de fermer les yeux et de perdre une simple seconde de cette symphonie. Un silence coupe notre musique. Notre énergie toujours grandissante s’est alimentée de celle de la voiture, la laissant s’endormir sur son petit matelas de verdure. Encore plus de chamailleries, d’autant plus de rires mais une larme s’invite, accompagnée d’un calme presque sacré. Une brisure dans le temps et dans nos regards. Ma main balaye cette goutte, sa main attrape la mienne. Un baiser s’envole, un bouton nous lie, un paradis fleurit.

Il est là, dans le coin, ses cils battants au rythme des sursauts du train ; un semblant de vie dans celle que je ne considère plus comme telle. Un ange dans les Enfers. Chaque seconde qui s’écoule me rappelle que le sablier, notre sablier, ne coulera bientôt plus. C’est comme si notre temps était déjà passé, comme s’il était déjà parti, comme s’il était déjà arrivé à destination. Ce silence nous sépare encore plus, il nous fait comprendre que tout est déjà gâché et que nos vies sont faites pour être dissociées. Je le vois tout aussi perdu que moi, fuyant toute humanité et se renfermant dans notre passé. Si seulement nos choix pouvaient s’effacer, si seulement ce train n’arrivait jamais à destination. Une lueur se pose entre nous alors que nos yeux pénètrent dans ceux de l’autre. Nos bulles qui éclatent, la fin du tunnel, l’approche du terminus. Cette lumière de velours fait ce que mon âme m’empêche de réaliser. Elle caresse ses joues, lui donne le regard scintillant ; ce regard qui se perd dans un souvenir bientôt oublié. Ses étincelles ne demandent qu’à raviver la flamme, celle qu’aucun de mes efforts ne réussira à faire revenir. Un sourire se cache sur son visage, sur ses lèvres qui ne goûteront plus les miennes. Il est ailleurs, il est autre chose ; la fusion entre mon bonheur absolu et ce sentiment qui ronge une parcelle de mon être. Un dernier coucher de soleil hypnotique, la douceur et le calme du ciel qui termine son histoire comme nous n’avons pas terminé la nôtre.

Lauriano


J’ai vu la voiture au loin, au-delà des clôtures. Je me suis arrêtée pour observer le jeu des ombres, flaque sombre au flanc de l’habitacle au beau milieu du pré, masse noire de la forêt de sapins qui se dressait dans son dos, vaguement menaçante.
Je n’avais jamais vu Pebble. La veille, sur Internet, il m’avait donné rendez-vous dans ce pré, à sept heures du soir. Jamais je n’aurais cru qu’il s’y tiendrait de cette façon, à l’intérieur de sa voiture, si loin de l’idée même d’une route.
À cent mètres de lui, je distinguais sa silhouette massive, immobile derrière le volant. Je me suis approchée, la pente était raide qui menait vers lui, et je n’étais pas sûre, soudain, que ce fût de très bon augure. Je me suis demandé s’il fallait avoir peur, si se tenaient dissimulés, sur le siège passager, une hache ou bien un écheveau bien ordonné de corde avec laquelle il avait prévu de me ligoter.
Tous les dix mètres, je m’arrêtai pour le regarder, moi debout, les pieds dans les chaos de l’herbe, vêtue de cette robe de coton jaune qui tout à coup semblait bien courte, lui assis dans la pénombre de l’habitacle. À chaque nouvelle station, ma crainte et mon excitation grandissaient, tandis que l’odeur froide et brune des sapins, par vagues, venait me mordre à la bouche.
Je suis passée sous les fils barbelés qui séparaient les deux prés. Il ne restait qu’une vingtaine de pas et brusquement je vis qu’il me disait quelque chose, mais les mots, jaillissant de lui au moment où, depuis la forêt, s’égaillait une sorte de geai tapageur, se perdirent dans l’air.
Il était roux, je le voyais maintenant, roux, souriant, et bavard, dirait-on, puisque derrière la surface du pare-brise ses lèvres continuaient de s’ouvrir et de se fermer.
L’image de la hache, celle de la corde ont perdu légèrement de leur intensité, et puis je m’en fichais, je me suis approchée, il a penché sa tête au dehors sans ouvrir la portière et les premiers de ses mots sont venus jusqu’à moi.

Photo 2

J’avais fait une heure vingt de TER pour aller le retrouver dans son pré, là, tapi dans sa voiture.
Je ne savais presque rien de lui, je n’avais que les phrases qu’il avait bien voulu me livrer d’écran à écran. Écran, justement, derrière lequel il se glissait avec un certain talent. Depuis des mois il faisait monter la tension, apparaissant, disparaissant aux moments où je m’y attendais le moins. Il avait dû lire quelque part que les femmes aiment être surprises, et après tout, en ce temps-là et pour ma part, j’imagine qu’il n’avait pas tort.
Lorsqu’il avait proposé que nous nous rencontrions au milieu d’un pré pas loin de chez lui, mon imagination s’était emballée, une demi-heure plus tard j’étais à la gare. J’avais tant besoin, à l’époque, de sentir mon sang battre. Je n’étais plus tout à fait sûre d’en être parcourue. Mes veines, au long de mes bras, de mon ventre, sonnaient ce creux qui dit la misère après la rupture.
Lorsque, dans ce pré, j’avais ouvert la portière côté passager, je n’avais pas trouvé ce que j’attendais, ni lien ni arme de poing mais un colossal panier de pique-nique, garni de pain, de saucisson et d’une bouteille de château chinon.
Nous n’avons pas fait l’amour, je crois qu’il n’a même pas touché ne serait-ce que ma joue au moment où il m’a embrassée pour me dire bonjour. Il a tenu à ce qu’on reste dans la voiture, qu’on mange ce qu’il avait apporté.
Après le pique-nique, il s’est endormi aussitôt. Je l’ai regardé pendant dix minutes. Ses joues étaient enflammées par le vin, sa bouche ouverte sur de larges dents très blanches, il transpirait un peu. C’était comme le temps d’un mariage qui se déroulait en accéléré.
Je me suis sauvée.
En courant, je suis retournée à la gare. Le sang, semblait-il, avait retrouvé mes veines. Le train repartait trois-quarts d’heure plus tard et quand je suis montée le soleil se couchait. À travers la vitre, le paysage se détrempait de jaune et le petit couple qui se faisait face sur les sièges opposés au mien était celui que, peut-être, j’aurais pu former avec Pebble s’il avait été tel que j’avais essayé de l’imaginer, miroitant, solaire et rempli de nuit.
Mais j’étais seule avec, glissées dans mes sandales, quelques herbes du pré qui piquaient ma peau pour la réveiller. Entre mes dents, un filament de saucisson revint, lui aussi, me titiller tout au long du voyage avec une sorte d’insolence.

image ©Cessyle

Je n’avais pas revu Pebble, tout au moins celui qui se faisait appeler ainsi, depuis au moins quatre années lorsque, en bordure de la dune, je l’ai vu. Il avait un peu grossi et ses cheveux, d’un roux qui me parût plus pâle que dans mon souvenir, moussaient sur sa nuque. Il était accroupi, de profil, devant une petite fille en maillot de bain blanc. Il la tenait par les épaules et elle riait. Derrière eux, le soleil déclinant était lourd et liquide, j’ai repensé au petit couple aperçu dans le train, huilé de ce même soleil, qui me semblait alors si enviable, je me suis demandé ce qu’ils étaient devenus.
De rire, l’enfant est tombée sur le sable, les jambes curieusement repliées, et j’ai reconnu la voix de Pebble, grave et presque noire, son timbre nasal.
Derrière son oreille il avait glissé une plume blanche, celle d’une mouette ou d’une sterne qui faisait écho, étonnamment, au geai du pré d’autrefois.
Je ne voulais pas repenser à cet épisode ridicule de ma vie, ce casse-croûte dans la voiture étouffante, et pourtant ne pus m’empêcher de les regarder, les deux, qui riaient et coulaient l’un dans l’autre, faisant s’enrouler leurs mots avec l’aisance de l’habitude. L’enfant était peut-être sa fille, je ne l’ai jamais su et ça m’était égal.
Lorsqu’ils se sont levés pour partir, eux, les deux, je les ai observés s’éloigner sur la dune jusqu’à ce que leurs silhouettes, la petite à présent juchée sur la grande, finissent par se diluer dans la nuit qui venait.
Sur le sable, j’ai ramassé la plume qui, parmi les traces de leurs pieds vivants, dessinait une petite blessure douce et blanche.

Angélique Villeneuve

26 avril 2016
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