Les regards

Extraits du texte "Presqu’îl-e" :

Le changement de genre.
Sa mère s’en doutait, son père non.
Il a eu cette simple phrase : alors maintenant, je te garderai mes vieilles lames de rasoir.
Putain ça m’a gonflé ! Il a dit ça pour m’énerver ! M’exaspérer ! Se foutre de moi oui !
Mais moi, je trouve ça peut-être touchant.
J’imagine un homme dépassé, qui d’un coup dit cette phrase, comme une boutade, un lapsus. C’est reconnaître en fait la vérité. Lancer un filet, une bouée, sa propre bouée de sauvetage à laquelle il se raccroche. Cette image du père et du fils, culturelle, ce geste rituel, qui fait partie des références collectives. Le père qui apprend à son fils à se raser la première fois. Alors au moins ce partage-là, cette image-là…
Assez dérisoire, mais qui reconnaît déjà le masculin, même sous la raillerie.

Le changement de sa voix, quand je l’ai décelé, m’a laissé une étrange impression.
Faire connaissance de quelqu’un et en même temps constater la disparition de quelque chose, d’une part, de quelle part ?
Quelque chose qui est là, mais qui disparaît.
Ce qui m’étonne c’est la constatation de mon propre étonnement. Face aux changements.
Cette ligne que l’on met, sans même le vouloir entre le masculin et le féminin.

Donc l’étonnement.
Mes yeux, mes sens, qui remarquent, qui notent l’évolution vers le masculin, alors que les signes extérieurs étaient déjà très marqués, que les vêtements sont les mêmes, que peu de choses changent, mais en fait si. Justement. La raison raisonne et sait déjà, mais ça n’empêche. Je constate, effectivement, il devient masculin.

Et le miroir au fond de la pièce, pour prendre le reflet au loin, la lumière du jardin et la silhouette.
Tu sais, ce miroir, il a une histoire. Parce qu’en fait, je ne supporte pas de regarder mon visage, mais j’ai besoin de voir le corps, l’allure. Est-ce que les muscles donnent autre chose ? Est-ce que ça se voit ? Les postures, les épaules ? Alors là c’est bien, parce que je suis à contre-jour. J’ai besoin de regarder, sans voir mon visage. Voir l’image de ce que je vis de l’intérieur.

Son collègue à qui il l’annonce.
Ah oui, physiquement oui, ça m’étonne pas, mais…
Non. Je te vois pas en mec, pas la mentalité.
Tant pis alors, je serai un mec efféminé ! Crétin !

Un tout jeune voisin arrive avec sa femme et son fils. Ils sont amis et de nouveau cette première réaction : ah ben alors comment je vais faire ? Je vais te faire la bise ou pas ?
Qu’est-ce qu’ils ont tous avec ça ?

À croire que c’est vraiment le geste qui codifie les choses, qui marque le genre, qui règle la question à votre place, pas besoin de s’en soucier. Les femmes se posent moins cette question elle est liée à la relation, je serre la main ou je fais la bise, aux hommes comme aux femmes.
(...)

Ce texte est en cours.
Il est terminé mais non figé, il évolue, au gré des lectures et des retouches et des relectures. Il évoluera encore quelque temps, celui de se dépouiller de ses phrases trop ou pas assez, et de s’augmenter de ce qui manque encore.
La version théâtrale enrichie également le texte que je lis seule, lors de lectures.
Une version condensée, modifiée, différente à nouveau, fut mise en place à quatre mains, à double voix, pour la lecture avec Pierre Giraud, comédien.
A suivre.

Et à écouter*, là :

*En écoute, la lecture faite un soir de septembre 2015 à Sancerre, lors d’une soirée public averti*, collectif que nous avons fondé avec Laurent Herrou écrivain, et Cyrille Berger graphiste.
Plus d’informations et le manifeste du collectif sur la page dédiée sur Facebook et sur mon blog.

11 juillet 2016
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