Philippe Aigrain

vidéo Arnaud Gautier


Paléosons

Consultez le site du service des carrières de la ville de Paris. Demandez-lui si le sous-sol de la rue Denoyez recèle des gouffres invisibles minant l’apparente solidité de la ville en surface. Vous vous verrez répondre : "Votre demande ne peut être traitée automatiquement et nécessite une analyse de la part de l’Inspection générale des carrières". C’est qu’il y a là des secrets qu’un Captcha ne suffit pas à protéger. Dans ces gouffres vit une mémoire cachée que seul le Général Instin et sa troupe ont su découvrir.

Inspectez les murs de maison qu’on s’apprête à démolir, ceux des caves, les plaques d’égout, pelez prudemment une couche de peinture pour faire apparaître les précédentes, retirez l’enduit d’un linteau où jadis un maçon grava sa marque, scrutez une publicité à peine visible sur un pignon aveugle, partout ce sont mémoires de graphies, de mots et d’images. Mais les dits, les fracas, les hurlements, les plaintes, les sanglots, les gémissements, les rires, les râles, les chuchotements du temps passé, pourquoi nous sont-ils cachés ? Les cris de Paris nous sont parvenus par le chant et la musique (Clément Jannequin, Luciano Berio) mais ce ne sont que ceux des marchands.

En 1860, à la demande de Georges Eugène Haussmann on annexa la commune de Belleville à Paris. Nous sommes en 1865. Les travaux du boulevard de Belleville battent leur plein. Haussmann a renoncé à exploiter les anciennes carrières de Paris, il fait venir la pierre de l’Ouest versaillais. Mais il se méfie des mines qui saperaient ses bâtiments à venir. Il ordonne des sondages. Dans ce qui va devenir le boulevard de Belleville on creuse un rectangle de près de dix mètres de profondeur, un de ces fossés qui bientôt se rempliront d’eau, se peupleront d’anophèles propageant la malaria dans tout Paris avec l’aide d’ouvriers languedociens contaminés. Pour l’instant, le creux est sec. Dans la paroi nord-est, l’entrée d’un conduit. On le fait explorer, il se prolonge sur une trentaine de mètres puis est bloqué par un éboulis. Haussmann ordonne d’en rester là puisqu’on s’éloigne de sa zone d’aménagement.

La général lui a d’autres plans et organise sa mission la plus secrète. Rien de ce qui est souterrain ne lui est étranger. Il rassemble une troupe, et munis de torches, d’échelles et de pioches, ils s’engouffrent dans la galerie par une nuit noire de juin 1865, celle dont nous fêtons aujourd’hui le 150e anniversaire. Ils ont vite fait de déblayer l’éboulis et s’enfoncent plus avant, par petits pas prudents. La flamme des torches faiblit dans l’air raréfié. L’homme de tête manque soudain basculer dans un gouffre d’obscurité. Il pousse un cri d’alerte. C’est comme ça que cela commence. Pas une simple réverbération, pas un écho réfléchi de ce cri. Un fracas de blocs s’effondrant, un hurlement de terreur et douleur mêlées, le déchirement d’un corps, un vague gémissement, puis plus rien, le silence.

Épouvantés, ils allument d’autres torches. Devant eux un paysage géométrique. Pas de murs, pas de sols, ni de toits. Une seule paroi constituée de voxels, ces équivalents tridimensionnels des pixels, chacun d’environ un mètre de côté. Ils délimitent un espace inhospitalier et gigantesque. Une dizaine d’entrées de galeries percent cette paroi. Nulle trace des chairs et des os écrasés, du sang répandu qui sont dans les oreilles de chacun.

Le Général enjoint qu’on emprunte la première galerie dans le sens trigonométrique, pour éviter de s’égarer au retour dans ce paysage sans repères. Ils parviennent dans une autre salle, semblable à la première. Le silence y est total. Le Général finit par ordonner qu’on lance un appel. Un sergent à la voix de stentor éructe "Qui va là ?". C’est une voix de jeune fille qui répond. Mots indistincts d’une conversation tendre qui s’éteint rapidement mais a vite fait d’émouvoir ces gaillards. Le sergent appelle à nouveau : "Qui es-tu la douce ?". La voix répond "Non hon non".

Le Général les dirige à nouveau dans la première galerie à droite. Descente assez abrupte. Une nouvelle salle, plus gigantesque encore. Sans même attendre un ordre, un cadet lance son cri : "Mais qui êtes vous ?". C’est le cri d’un nourrisson qui répond. Ce cri insatiable de la faim que rien ne peut combler, ce cri de réveil du premier cauchemar, de colère, d’impuissance.

Le Général leur demande de faire silence. Il s’adresse à eux :

« Ces carrés disposés dans chacune des trois directions de l’espace réfléchissent les sons et par leurs interférences les décomposent et les recomposent de façon à restituer pour nous une mémoire sonore. Ainsi donc, leurs bâtisseurs maîtrisaient déjà les technologies porteuses du flou et du trouble. Nous n’avons su que les miniaturiser. Pensez au labeur gigantesque qu’il a fallu faire pour sculpter et ajuster chacune de ces salles. Mais faisons retraite et refermons vite la porte qui mène à ces sons anciens. S’ils se répandent dans le monde, qui sait quels malheurs ils appelleront sur nous. »


Visiter l’Atelier de Bricolage de Philippe Aigrain.


16 juillet 2015
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