Sur un pont, 03 | Malika Wagner & Carole Zalberg

SUR UN PONT
22H22

Kayhlia, 21 ans
Marin, 22 ans

KAYHLIA

Là, je l’attends depuis 20 minutes. Il est passé où Putain ! Ça lui a quand même pas pris deux plombes pour récupérer nos affaires ! Je lui avais bien expliqué pourtant et d’ailleurs comment se tromper ? Le débarcadère est archi visible ! Le « Chromos » encore plus ! Départ dans dix minutes. Tous les véhicules ont déjà roulé à l’intérieur des cales. Est-ce que l’on dit cales à ce propos ? Qu’est-ce que j’en ai foutre ! A l’allure où ça va, ce bateau je vais le rater. Les beaux sièges moelleux que j’aperçois à travers les hublots et les stewards revêtus de leurs distingués uniformes verts ne m’apporteront pas un Coca à ma place en me souriant tandis que nous voguerons tranquillement vers l’Ile merveilleuse des vacances. Et tout ça à cause de ce boloss qui n’arrive toujours pas ! On rate ce bateau, et terminé ! On n’a pas assez de thunes pour se repayer un billet. On aurait dû prendre une assurance mais il paraît que la compagnie n’en proposait pas. Tu parles, ils sont trop grave aux abois dans ce pays depuis leur crise. Rien que sur le port, tu vois des vieux, bien habillés et tout, on dirait des vieux profs de la fac, qui te demandent avec aplomb si tu as besoin d’un guide. Rien qu’à moi, et j’ai rien d’une vieille riche, on m’a déjà demandé quatre fois. En anglais, en français et en allemand. Bon, il est passé où, bordel ? Il fait chaud à crever et j’ai laissé mon chapeau dans notre valise, valise qu’il doit rapporter incessamment sinon, le bateau, macache ! J’aurais pas dû me maquiller, du moins juste un peu les yeux, nan, en fait pas du tout, avec cette chaleur je fonds de partout. Ridicule et en plus, là, ça y est, les sirènes retentissent.

MARIN

22.22 pour mes 22, c’est beau, c’est net. Respire, gros, t’as réussi. Cette pluie, merde, elle m’a ralenti. J’ai bien cru, dans le dernier virage. La trouille quand j’ai glissé. 22.22 pour mes 22, en boucle dans ma tête. Un putain de tam tam. 22.22 pour mes 22, Remets-toi en selle, Marin, allez, c’est bon, t’y seras. T’as pas le choix. Tu t’es juré, t’y vas, tu vois le train depuis le pont, ou c’est tout qui déraille. 22.22 pour mes 22. Je sais plus quand ça a commencé, ce truc d’anniversaire. Cette chanson dans ma tête. 22.22 pour mes 22. C’est bon, débranche. T’y es. Le train de 22h22... Ma naissance, dans ce train putain ! Enfin, un d’il y a 22 ans, avec bruit, suie, fenêtres ouvertes. Il est là. Dans deux minutes, il repart et ça va aller, le reste de ma vie.

KAYHLIA

Les passagers sont déjà tous à bord, des employés de la compagnie s’activent aux portes et passerelles. Les voilà qui détachent les grosses cordes d’amarrage. Dans quelques minutes, le bateau sera parti et moi, j’observe le manège, anéantie. Tout à coup, je distingue un garçon penché sur le bastingage, je crois que c’est le terme, bref, le garçon semble avoir mon âge. Il observe lui aussi l’activité fébrile du départ. Ses cheveux noirs flottent sur son visage, on dirait qu’il est presque triste. Bizarre. Pourquoi ce garçon ayant lui, réussi à monter sur ce bateau et qui voguera bientôt vers les merveilleuses îles des vacances, pourquoi donc devrait-il être triste quand je suis moi en rade, sur le quai ? Il tourne la tête, quelqu’un l’appelle, une femme, peut-être sa mère. Marin, lui dit-elle, rentre donc, tu vas attraper une insolation. Marin prétend ne pas l’avoir entendue et maintient ses yeux et ses cheveux dans le vague, moi, j’ai bien l’impression que c’est là sa place : dans le vague. Alors pourquoi prendre le bateau pour aller dans les îles ?

MARIN

Merde ! Kayhlia ! Qu’est-ce qu’elle fait là ? C’est moi qu’elle regarde ? C’est moi que tu regardes ? Calme. Elle peut pas me reconnaître d’aussi loin. C’est juste impossible. C’est mon moment, putain ! Ma cérémonie. 22.22 pour mes 22. T’as rien à faire là ! D’où elle vient, d’abord ? Elle a pile l’âge de ma mère quand elle m’a eu, il y a 22 ans dans le train de 22h22, juste quand il entrait en gare. J’avais jamais réalisé ça. Que c’était une jeune comme moi, comme mes potes et moi. Comme Kayhlia là, en bas. Peut-être qu’elle va rien faire foirer en fait. Peut-être que c’est un signe, genre ? Peut-être que c’est toi, Maman, qui me l’envoies de la saloperie de néant où tu danses.

KAYHLIA

La dame — sa mère, sûr et certain — a décidé que vraiment, il devait rentrer. Il se retourne agressif. Je n’entends pas ce qu’il dit mais la dame s’en va, vexée. Marin a donc du caractère. En général, j’aime bien les garçons qui ont du caractère. Le problème étant que j’en rencontre rarement. Je rencontre des vantards et des idiots qui me font rater le bateau, des égoïstes qui me gâchent les vacances, en un mot des petits cons. Marin, je suis persuadée que c’est autre chose. Déjà, sur le bateau, il y est. D’accord, il n’a pas l’air de s’amuser follement, follement, mais c’est parce qu’il n’a personne hormis sa mère avec qui partager les merveilleuses îles des vacances. S’il rencontrait une fille intelligente et sympa, qui plus est jolie, mais jolie dans un genre discret comme moi, en fait, s’il me connaissait, il est indéniable que Marin ferait une autre tête là-haut sur le pont de ce bateau. Quel dommage. Il ignore que le secret d’un séjour de rêve aux îles merveilleuses des vacances se trouve à quelques pas de lui.
Ça y est le bateau s’en va, il s’éloigne lentement. Marin lisse ses cheveux et rentre dans la cabine parce qu’il fait vraiment très chaud dehors.

MARIN

On va dire ça. Merci pour le cadeau, Maman. Il faut que je rentre et que je raconte à Papa que je t’ai vue. Enfin, non, je vais lui dire que je sais, que j’ai compris. Vous étiez des mômes comme moi, comme Kayhlia, quand vous m’avez eu. Je vais lui dire ça, oui, et que ça va, ses silences et sa picole et sa gueule froissée depuis que t’es plus là. Ça va, Papa, je vais rentrer lui dire ça. Que père à 20 piges et veuf à 30, je sais pas qui peut. T’as le droit de faire la tronche Papa, je vais lui dire. Mais quand tu voudras, on pourra parler aussi. Parce que moi, le reste de ma vie, ça va aller, tu vois. Oui, je vais lui dire ça. Et peut-être le serrer dans mes bras. On verra sur place. A l’instinct. Pour les bras.

Kayhlia : Malika Wagner
Marin : Carole Zalberg

13 juin 2016
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