« Tu resteras 10 minutes de plus ce soir. »

J’ai les genoux qui tremblent, je sue anormalement, une boule de stresse me vrille l’estomac. Bref, j’ai les foies, les chocottes. Et pourtant je passe sous la pancarte où est marqué « Staff Entrance », juste sous le logo vert et or de Harrods. Ca fait maintenant un mois que j’habite à Londres. Ce n’est pas la première fois que j’ai peur, non. En fait cette satanée appréhension ne m’a plus quitté depuis que j’ai posé le pied sur le quai de la gare Saint-Pancras. Chaque démarche, chaque dialogue, chaque interaction avec les autres a été une épreuve, un dépassement de soi, un doigt d’honneur fait à ma timidité maladive. Mais cette fois-ci, ça ne rigole vraiment plus. C’est mon premier jour en tant que kitchen porter au sein du restaurant Ladurée de Harrods. Par kitchen porter, comprenez plongeur. C’est tout ce que j’ai pu décrocher comme job avec mon anglais bafouillant. Et je sais déjà que ça va être dur, très dur même. A l’entrée du personnel, un vigile en costard me dévisage d’un air méfiant. « ID please ». La rapidité avec laquelle je produis le sésame trahis à elle seule ma nervosité. Le vigile me laisse passer comme à regret et je sens son regard m…˜attarder sur mos dos alors que je m’enfonce dans les entrailles du grand magasin. Mais ce n’est pas de lui que j’ai peur. Ce qui me terrifie, c’est celui qui m’attend dans la cuisine du restaurant. Le chef. Chez Harrods, il y a ce que les clients voient, et tout ce qu’ils ne voient pas, les coulisses. C’est là que je chemine. Je croise des salariés qui montent à la cafétéria du personnel, passe devant les immenses poubelles, qui dégueulent de produits défectueux, dont le magasin se débarrasse presqu’honteusement. J’arrive devant la porte dérobée qui mène aux locaux de Ladurée. Je reste quelques minutes devant, n’osant ni entrer, ni repartir. Il faut que j’y aille pourtant, j’ai besoin de bosser pour payer le loyer de ma collocation à Brixton. Alors j’y vais, je passe la porte. La sanction est immédiate. « Fabien, tu es en retard » tonne le chef. Il m’attendait, tel un chien de garde surmonté d’une toque.
« Mais chef, j’ai 5 minutes d’avance »
« Quand on est à l’heure ici, c’est qu’on a 15 minutes d’avance. Tu resteras 10 minutes de plus ce soir. Au boulot. »
Et là, je sais que la journée va être longue, et douloureuse.

Fabien Humbert

Londres c’est calme ! Surtout le soir ! Souvent après mon service en cuisine, j’aime marcher le long de la Tamise, les étoiles qui brillent de mille feux et la lune qui se reflètent dans le bruissement cristallin de l’eau. Le chant des grillons, le piaffement des oiseaux, le croassement des crapauds. Tout un orchestre qui chante une magnifique symphonie. Heureusement pour Beethoven qu’il est devenu sourd car il en aurait été jaloux, de cette puissante mais tout aussi harmonieuse musique.
Je redécouvre tous les soirs le spectacle primal, où la nature reprend ses droits sur les hommes civilisés qui les ont dérobés, incapables de voir la beauté et la sincérité de la nature animale.
C’est ce magnifique spectacle qui m’a permis de tenir toutes ces années, ces semaines, dans mon travail, spécialement les rapports avec mon chef. J’imagine que vous aussi, vous avez tous eu un chef, qui vous énervait car il vous prenait pour sa tête de turque officielle. Qui cherchait toutes les raisons du monde pour vous faire faire des heures supplémentaires. J’en suis sûr, on a tous, chacun, eu un chef comme ça, qui nous disait : « Quand on est à l’heure ici, c’est qu’on a quinze minutes d’avance. Tu resteras dix minutes de plus ce soir. »
Mais ce soir, c’est lui qui y est resté.

Thomas

J’en ai marre. Même dans le restaurant chez Harrods, on me fait attendre. La première semaine des soldes londoniennes est un véritable marathon… Comme si j’avais le temps de perdre mes précieuses minutes de pause-déjeuner. Je suis d’une sale humeur et l’amabilité des serveurs laisse à désirer. Quand enfin on vient prendre ma commande, un plat pourtant affiché à la carte est manquant en cuisine. Quelle belle bande d’amateurs ! Quand arrive enfin mon entrée, je tombe avec stupeur sur un cheveu ROUX dès la première bouchée. Si encore il avait été brun ! Je rappelle la serveuse pour qu’elle constate par elle-même, elle finit par changer mon assiette. Quant à mon plat ? Il arrive froid. Ma pièce de haut-de-côte, elle est cuite à point alors que je l’avais demandée bleue ! Au total, c’est la sixième assiette que je renvoie en cuisine.
Le chef vient me faire ses excuses, pourtant son patron l’appelle et lui dit « Tu resteras dix minutes de plus ce soir. » Son incompétence lui a-t-elle enfin sauté aux yeux ? Soucieuse du bien-être des bonnes gens, je considère qu’encore une fois ma conduite exemplaire accomplit une bonne action.

Djounta

4 avril 2016
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