« Il n’y a rien »
Bombay, novembre 2008
Se coucher parce qu’il n’est pas si tôt et que la chaleur, même celle de novembre, fatigue. Je suis avec lui et je lis dans la chambre à l’étage, dans le bruit de la climatisation auquel, les premières semaines, on était sûrs, nous, les cinq, de ne jamais s’habituer et dont à présent on réclame, pour s’endormir, le vrombissement aberrent.
Je lis à côté de lui et il est peut-être dix heures et on ne sait rien de ce qui, à l’autre bout de Bombay, se trame à l’instant.
Et puis ça pète. Plusieurs fois ça pète au dehors. Le bruit, au-delà du climatiseur, fait tellement corps avec le pays qu’aux premières détonations je sursaute à peine. Les feux d’artifices, ici, s’expriment à voix forte, à n’importe quelle occasion. Elles ne célèbrent rien que je comprenne en tout cas, et plus l’Inde coule sur moi et plus j’aime ça, ne pas comprendre.
Tout de même, les vitres tremblent. Alors je me lève. Le climatiseur est placé sous la barre des fenêtres, je m’en approche et m’y appuie pour jeter, au-dehors, le pauvre œil myope qui est le mien lorsque je suis couchée. Sans mes lentilles de contact je n’y vois pas grand-chose malgré les réverbères, mais suffisamment pour lui dire, à lui demeuré dans le lit, qu’il n’y a rien, rien au pied de la tour et à celui des autres maisons, identiques à la nôtre, que le lent déambulement placide des watchmen, chargés là, plus que de gardiennage, de lente déambulation placide entre les voitures. Il n’y a rien. Il ne se passe rien. Sinon ils courraient. D’autres auraient surgi, créant ici et là de petits grouillements affairés, prêts à se disloquer pour en grossir d’autres.
Alors on continue à lire. Et puis on dort. Sans savoir que les bruits, au nombre de trois, peut-être davantage, sont entrés en nous comme des animaux venant forer, dans le ventre et dans les poumons, d’invraisemblables terriers. Les bruits dorment avec moi, à mon chaud, bien tranquilles et sournois.
Plus tard, dans les longs jours qui viendront et même, à ma considérable surprise, dans les semaines, les mois, les années, ils vont prendre corps, un corps noir, absolument inattendu, prêt à bondir. Ils sont un morceau de corps, un membre nouveau.
Car au matin, lorsque je me lève pour éteindre le climatiseur et ouvrir les stores, lui, il regarde son téléphone.
Sa voix, à lui, alors, s’élançant à travers la chambre, libérant les animaux qui, la veille au soir, en nous ont trouvé refuge.
Il dit. Il dit qu’il y a eu des bombes.
Je me souviens de ces mots parce qu’à eux seuls ils ont donné chair à ce que je croyais, si bêtement, ne jamais laisser habiter mon ventre. La peur comme membre soudain.
Se coucher parce qu’il n’est pas si tôt et que la chaleur, même celle de novembre, fatigue. Je suis avec lui et je lis dans la chambre à l’étage, dans le bruit de la climatisation auquel, les premières semaines, on était sûrs, nous, les cinq, de ne jamais s’habituer et dont à présent on réclame, pour s’endormir, le vrombissement aberrent.
Je lis à côté de lui et il est peut-être dix heures et on ne sait rien de ce qui, à l’autre bout de Bombay, se trame à l’instant.
Et puis ça pète. Plusieurs fois ça pète au dehors. Le bruit, au-delà du climatiseur, fait tellement corps avec le pays qu’aux premières détonations je sursaute à peine. Les feux d’artifices, ici, s’expriment à voix forte, à n’importe quelle occasion. Elles ne célèbrent rien que je comprenne en tout cas, et plus l’Inde coule sur moi et plus j’aime ça, ne pas comprendre.
Tout de même, les vitres tremblent. Alors je me lève. Le climatiseur est placé sous la barre des fenêtres, je m’en approche et m’y appuie pour jeter, au-dehors, le pauvre œil myope qui est le mien lorsque je suis couchée. Sans mes lentilles de contact je n’y vois pas grand-chose malgré les réverbères, mais suffisamment pour lui dire, à lui demeuré dans le lit, qu’il n’y a rien, rien au pied de la tour et à celui des autres maisons, identiques à la nôtre, que le lent déambulement placide des watchmen, chargés là, plus que de gardiennage, de lente déambulation placide entre les voitures. Il n’y a rien. Il ne se passe rien. Sinon ils courraient. D’autres auraient surgi, créant ici et là de petits grouillements affairés, prêts à se disloquer pour en grossir d’autres.
Alors on continue à lire. Et puis on dort. Sans savoir que les bruits, au nombre de trois, peut-être davantage, sont entrés en nous comme des animaux venant forer, dans le ventre et dans les poumons, d’invraisemblables terriers. Les bruits dorment avec moi, à mon chaud, bien tranquilles et sournois.
Plus tard, dans les longs jours qui viendront et même, à ma considérable surprise, dans les semaines, les mois, les années, ils vont prendre corps, un corps noir, absolument inattendu, prêt à bondir. Ils sont un morceau de corps, un membre nouveau.
Car au matin, lorsque je me lève pour éteindre le climatiseur et ouvrir les stores, lui, il regarde son téléphone.
Sa voix, à lui, alors, s’élançant à travers la chambre, libérant les animaux qui, la veille au soir, en nous ont trouvé refuge.
Il dit. Il dit qu’il y a eu des bombes.
Je me souviens de ces mots parce qu’à eux seuls ils ont donné chair à ce que je croyais, si bêtement, ne jamais laisser habiter mon ventre. La peur comme membre soudain.
Angélique Villeneuve
Je suis dans la chambre. Je ne me sens pas bien, la chaleur m’étouffe, j’ai de la fièvre. Aujourd’hui c’est mon anniversaire, le premier que je passe en dehors de mon pays. Aujourd’hui je suis en Inde, à Bombay, dans un hôtel à trois sous en plein centre-ville. La chambre est pleine de poussière et de moisissure. Cela, mêlé au bruit de fond insoutenable, me rend malade. Là est la source de mes maux.
Je ne pense pas qu’en restant ici je puisse passer une bonne journée d’anniversaire, je décide donc de me lever de mon lit que je n’ai pas quitté depuis deux jours. Mon mari m’a prévenu il y a cinq minutes qu’il allait à la réception pour régler un problème de télévision. J’imagine qu’il m’a dit cela pour cacher la surprise qu’il m’a soigneusement préparée.
Je me prépare à son arrivée, je prends une douche, je range la chambre.
Mon mari entre dans la chambre avec un gros carton emballé dans les bras, mais quelque chose n’est pas normal, pas une seule fois son regard ne rencontre le mien, il n’a pas pour préoccupation ma personne.
« Y a-t-il quelque chose de spécial aujourd’hui ? »
Il me répond : « Non, il n’y a rien. »
Alors la rage s’empare de moi, mes sens sont désorientés, mes yeux se remplissent de larmes, mes maux qui avaient disparu dans l’espoir d’une bonne surprise resurgissent avec une ampleur telle que mon cœur bat dans mes oreilles, ma tête aussi lourde qu’une pierre pèse lourdement sur mes épaules.
Je ne pense pas qu’en restant ici je puisse passer une bonne journée d’anniversaire, je décide donc de me lever de mon lit que je n’ai pas quitté depuis deux jours. Mon mari m’a prévenu il y a cinq minutes qu’il allait à la réception pour régler un problème de télévision. J’imagine qu’il m’a dit cela pour cacher la surprise qu’il m’a soigneusement préparée.
Je me prépare à son arrivée, je prends une douche, je range la chambre.
Mon mari entre dans la chambre avec un gros carton emballé dans les bras, mais quelque chose n’est pas normal, pas une seule fois son regard ne rencontre le mien, il n’a pas pour préoccupation ma personne.
« Y a-t-il quelque chose de spécial aujourd’hui ? »
Il me répond : « Non, il n’y a rien. »
Alors la rage s’empare de moi, mes sens sont désorientés, mes yeux se remplissent de larmes, mes maux qui avaient disparu dans l’espoir d’une bonne surprise resurgissent avec une ampleur telle que mon cœur bat dans mes oreilles, ma tête aussi lourde qu’une pierre pèse lourdement sur mes épaules.
Alexandre
4 avril 2016