Abdelkhaleq Jayed | Le confinement nous remet le nez dans l’ordinaire

Le confinement que le monde subit aujourd’hui fait partie des formes multiples de l’isolement. Estimons-nous heureux qu’il en soit la forme la plus légère, comparativement à la folie, la misanthropie, le crime ou encore la trahison. Même s’il a fait couler beaucoup d’encre, on a du mal à admettre l’isolement comme sujet de méditation ou de réflexion. Peut-être cela est-il dû à la croyance que l’enfermement serait tragique à partir du moment où l’homme est fait pour vivre en communauté. Parce que l’ensemble de l’humanité adhère à la sociabilité naturelle de l’homme, le bonheur et la moralité seraient inconcevables hors de la collectivité. En contrepoint de cette représentation selon laquelle l’homme isolé serait porteur d’une pathologie morale, d’autres discours soutiennent que la vie commune comporterait un risque d’aliénation. Cultiver sa singularité en se tenant le plus loin possible du monde social est le moyen de l’éviter. La réappropriation de soi devient alors le but souverain de la vie, impensable sans distanciation sociale. La vraie vie ne se trouve-t-elle pas au plus près de soi ? Parmi ces contre-discours présentant le confinement comme l’opportunité pour chacun de se recentrer sur l’essentiel et de se construire une manière saine d’exister, la littérature, qui met souvent en scène des personnages solitaires affectionnant la jouissance mélancolique de soi.

Beaucoup de confinés perçoivent ce moment comme un repos du guerrier social, une relâche compensatoire face à l’activité mondaine et politique par trop futile et grouillante. J’entends dire autour de moi que c’est à l’intérieur de la vie confinée qu’une réflexion sur soi et sur le monde devient intéressante, qu’écrire est, aujourd’hui plus que jamais, une nécessité impérieuse. Je ne partage pas cet optimisme à tout-va, car, en plus de manquer d’esprit d’à-propos, et de croire intimement que pour pouvoir créer il faille d’abord plonger dans des nuits profondes de silence, le plus clair du temps, une seule idée m’obsède - comme la majorité, je suis sous l’emprise de l’épidémie des comportements addictifs aux réseaux sociaux qui ressassent à longueur de journées les chiffres morbides et les relevés nécrologiques : Et si du jour au lendemain il n’existait plus rien d’autre que ces quatre murs entre lesquels je suis confiné ? Avec parfois une hypertrophie imaginative qui me fait trotter la tête dans de bien mauvais sentiers. Le cerveau cogite en permanence, l’imaginaire s’ébranle, je me retourne dans la couche sans trouver le chemin du sommeil, l’angoisse me prend au collet et, sans crier gare, ma respiration s’affole - j’oublie qu’elle obéit à l’immédiate agilité du corps. Si Shéhérazade a sauvegardé sa vie en contant, moi je le fais en me frappant la poitrine, ce sang doit continuer de circuler et ce cœur de battre. Mon mur se lézarde, m’assaille alors l’horrible sentiment d’être atteint, je vérifie encore ma respiration, en expecte le plus infime raté, j’ausculte les battements du cœur, tonalité et durée, la plus petite douleur, je suis aux aguets de moi-même, je sonde le son de ma voix, le goût des choses, les nuances de parfums. Le sol de la santé commence à craqueler, je m’imagine dans la peau du lépreux à ses ulcères cherchant un baume. C’est ridicule, je sais, mais incapable de me protéger des informations qui déferlent, je bascule parfois dans une angoisse irrationnelle. Tout ça est nouveau pour moi, je n’ai pas l’habitude de questionner mon corps, avec la suspicion de l’étouffement brusque, de l’accès de fièvre violent. Jusqu’ici chant, musique et monde, mon corps devient subitement corps vulnérable.

Je sais vite échapper aux serres de mon imaginaire excessif, je vois que la vérité n’est pas dans la fiction où je m’installe. Je me raisonne en me disant que ces pensées empoisonnées me rongent les ailes, me dévorent la conscience. Je relativise le chaos semé par ces ventouses constrictrices en me rappelant que nos incurables maladies sont légion et que nous en contaminons chaque jour nos semblables, que le néolibéralisme a fait de beaucoup d’entre nous des Barbe-Bleue, cueillant leur joie dans le dépérissement de la vie autour d’eux.

Un peu de la réalité me tire aussi de ces pensées toxiques, la réalité de la vie normale habituelle. Je suis chez moi, entouré de ma famille, ma raison d’être. Je m’abreuve jusqu’à plus soif de mes visages familiers. Je me rends compte que je suis dans le somptueux royaume de la vie, lové dans une temporalité cyclique et paisible car rythmée par des besoins strictement élémentaires.

Le confinement nous remet le nez dans l’ordinaire. Une bonne aubaine pour moi. Je réapprends à apprécier les instants de bonheur imperceptibles qui, en temps normal, dérangent par trop le plaisir égoïste de la possession, de la compulsion consumériste. L’essentiel est peut-être tapi dans ce qu’habituellement je prends pour de l’ennui. Proust ne nous apprend-il pas que chaque seconde de notre vie est imprimée dans les objets domestiques, que le bonheur est ce qui est, que nous sommes beaux de ce que nous sommes ? Je positive encore plus en prenant la résolution de faire dorénavant de chaque minute que je vis la vie, d’être plus présent à moi-même, aux miens, aux autres, au monde, je savourerais plus intensément mon passage, dilaterais la vie en une prismatique diversité de moments magiques, sentirais entièrement le moment au moment de le vivre.

J’ose espérer que cette épreuve contribuera à adoucir les traits de notre visage indigne et inhumain et que dans les rides du monde crasseux fleurira de nouveau le printemps. L’ennemi invisible humanisera un peu la vie commune. Du haut de sa poignée de nanomètres, il a déjà malmené les dogmes et les puissances et démasqué bien des fanfarons.

Oui, comme après chaque éprouvante crise, le monde retrouvera la santé, l’inconscience et la cruauté de la joie. La vie agitée nous attend au-delà de la pause. Nous retrouverons progressivement notre vie d’avant, ou presque, nos habitudes, nos compagnons et nos détracteurs piteusement inoccupés dont nous scruterons le visage dans l’espoir d’y débusquer la ressemblance. Y retrouverions-nous l’image de notre visage ? Cesserons-nous d’être bile et nerfs, appréhendant le raccourcissement de nos vies ? Continuerons-nous de nous demander ce que nous sommes à nous-mêmes ? La culpabilité nous obsèdera-t-elle ou allons-nous l’évanouir dans l’oubli ? Le doute est permis, l’espoir aussi. Ceci dit, je ne me fais pas trop d’illusion sur la possibilité d’un dé-confinement total de l’esprit. Les hommes laisseront passer l’occasion de débarrasser leurs imaginaires de tous types de dogmes. Aussi l’homme retrouvera-t-il vite sa folie, il rejoindra sa rage, la cupidité le mènera de nouveau par le bout du nez. Convoitise, jalousie et violence ponctueront son quotidien. Après le déluge, il retirera la flèche enfoncée dans son cœur et reprendra le discours et la vie comme si de rien n’était. Il en a toujours été ainsi, depuis les premiers jours de l’humanité, car l’homme est hétérogène, ange dans le silence, malice dans la parole. Mais en attendant que nous soyons rendus à nous-mêmes, gardons le mouvement et l’agilité du cœur, vivons par l’esprit l’expansion qui nous est momentanément refusée. Ne sommes-nous pas prodigieuse bibliothèque d’impressions, réminiscences, souvenirs, lectures, rencontres, désirs, rires, faiblesses et félicités ? Prolongeons-les dans le temps du confinement. Augmentons-les d’autres expériences autour des aspects essentiels de notre vie pour éviter que le précieux temps libre que l’ennemi couronné nous offre aujourd’hui n’agonise sous l’empire des écrans et des chiffres anxiogènes dont ils nous pilonnent quotidiennement.

4 mai 2020
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