Assignée à résidence : il n’empêche quand tout empêche

Comment commencer une résidence d’écrivain dont le projet est intitulé « Il n’empêche » et que tout l’en empêche ?
Comment travailler à l’hôpital, qui plus est en service gériatrique, vu les conditions sanitaires actuelles qui empêchent tout intervenant extérieur de pénétrer dans les lieux ?
Comment travailler sur le toucher alors que l’on ne peut plus se toucher depuis un moment déjà et que l’on ne sait toujours pas quand on pourra le faire ?
Comment travailler sur la mémoire sans être en contact avec ceux-là même dont je souhaitais recueillir les témoignages ?
Comment travailler sur l’identité alors que moi-même derrière mon masque je me demande parfois qui je suis devenue ?

Autant de questions qui chaque jour d’attente me taraudent. Dans un même temps – parce que le temps de l’attente est aussi un temps de creusement – je me dis qu’il n’y a pas de hasard et que ce n’est pas pour rien qu’en plein mois de juin, après une première vague déjà difficile et meurtrière, j’ai voulu travailler avec les plus isolés. Et que la difficulté même du projet – qui est son intérêt puisqu’il me fait expérimenter moi-même l’empêchement que vivent au quotidien ces personnes âgées vers lesquelles je me tourne – réside sans doute (encore plus à présent) dans cet empêchement à les approcher. La difficulté ne me fait pas peur, j’aime les lieux où l’on ne m’attend pas, où la poésie n’aurait pas sa place, son droit à demeure, mais j’aimerais bien pouvoir avancer sans avoir à escalader, à défaut de murs de prison, des montagnes d’interdits.

Le terrain est glissant et fermé. Je reste devant mon écran à écrire, isolée chez moi, loin de mon lieu d’accueil à penser mon sujet, à écrire la vieillesse à distance dans cette première partie justement sur le repli, commencée pour mon projet de résidence au mois de mars 2020. En ton repli où je dis la difficulté du souvenir, l’enfermement, la solitude.

n’y aurait-il
cet air embué
de la pièce où tu te tiens
assise
recourbée
en coin obscur
au plus loin
du dehors
se liquéfiant de toi
en coin obscur
repli de chair
presque
naissant au monde

Je peux poursuivre seule, dans mon propre repli. Je m’en sens la force même affaiblie par les temps qui courent qui ne courent plus du tout. Dans ma maison devenue tanière où récolter des mots pour l’hiver en soi, devenue grotte où les tracer sur des parois invisibles encore, je tente de me situer hors de l’in situ. Et puis si je regarde bien, par les vitres où dégoulinent de longues trainées de pluie, en face, derrière les herbes folles et les mousses vertes de mes jardinières – graines venues au hasard des vents et des becs d’oiseaux – je ne suis en fait pas si éloignée de mon sujet ni de mon lieu d’accueil. D’autres me tendent leurs bras derrière les voilages blancs de leurs fenêtres, yeux ouverts sur le monde devenu étrange étranger. Quelques mètres me séparent seulement de la "Résidence de l’Ave Maria".

à nu
tu traverses la pièce épaisse
de papiers empilés
les uns aux autres
ça te ferait comme une carapace
dans la lenteur de
tes pas trébuchants
une grotte
où figurer
les parois de tes silences

Si je regarde bien, immobile guettant tout geste dans ma nuit, je vois glisser leurs ombres derrière le brouillard, brouillage à ma vue que fait le voilage des rideaux. J’avais eu la chance d’apercevoir certains de leurs visages et de leurs bustes lors de la première vague où l’on saluait ensemble à 20 heures les soignants. Mais on ne les applaudit plus (pourquoi ?) et je n’ai plus aucun lien avec eux. Je m’étais dit alors qu’il avait fallu paradoxalement attendre un confinement pour pouvoir enfin entrer en contact ! J’aimais leurs mains se cognant à tout rompre, battant des ailes de leurs doigts frêles, frappant dans des casseroles avec des cuillers quand elles avaient trop mal. Chaque soir c’était un concert de folie dans la rue de l’Ave Maria, un hymne commun et joyeux, à tous ceux qui œuvraient dans l’ombre pour nous sauver.

animal
en dormance
ou proie en thanatose
les mains froides
tu reposes
le cœur presque à l’arrêt
au guet
tu saisis
la moindre lueur
à l’assaut
de ce qui passe avec le jour
qui tombe

Aujourd’hui, alors que cela continue, recommence en pics et variantes, empire mais sans plus d’applaudissements de reconnaissance, je ne peux plus que me souvenir de ces « vieux » particuliers, les imaginer, les inventer comme une sorte de mémoire commune à notre condition d’être, me les approprier un peu le temps du poème.

Il y a celle qui, dans une forme d’oubli d’elle-même, se promène nue et reste la peau des seins et du ventre fripée devant la fenêtre, découverte ou couverte d’un oubli qui l’accable. Il y a encore cette autre qui nuit et jour laisse sa guirlande multicolore briller répondant aux couleurs criardes des tableaux qui ornent ses murs. Est-elle peintre ? Ne voit-elle plus très bien pour mettre autant de couleurs vives sans plus de nuances ? Ainsi, face à moi s’étalent à quelques mètres de distance le dénudé et le décoré à outrance, la chair molle et le tranchant vif. Deux personnes dont je ne sais rien, que le peu qu’elles dévoilent derrière leurs voiles qui soudain se soulèvent. Deux personnes qui ne savent sans doute rien d’elles-mêmes alors que seulement quelques mètres les séparent, ou quelques rêves d’ailleurs.

Il y a aussi celui qui porte sa croix en bois énorme autour du cou et ça doit lui peser, ça l’accompagne sans doute. Il sait qu’il n’est pas complètement seul, il le sent à chaque pas. Il y a celle qui crie le soir qu’elle va mourir et personne ne vient. À force ils savent que c’est juste un mauvais rêve, qu’elle se rendormira. Et c’est le cas.


autour de ton sang
toi ce presque
corps labouré
de veines saillantes
routes multiples de rides et d’os
tu hurles au vent
un autre cri de chambre close
ton chant d’herbe haute
par la fenêtre
aux barreaux gris

De mon côté de la rue, je veille, en poète, à écrire en résidences. Jamais aussi proche sans doute de ceux-là qui attendent tout le jour sans trop savoir quoi dans cet empêchement à dire et à être qui nous relie comme jamais. La conscience du vulnérable est un présent de notre temps.

Maud Thiria, janvier 2021

25 janvier 2021
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