Atelier d’écriture 6

Les grandes maisons s’avèrent hostiles aux personnes seules. Au grand soleil, le corps s’y épanouit, fier de cette espèce de luxure que représente un espace élégamment disproportionné. Une sorte de jouissance du privilège. Mais, la félicité bascule lorsque les feux peu à peu s’éteignent. Au crépuscule naissant, il semble que les pas commencent à résonner et que le moindre mouvement revienne en écho renvoyé par les parois. Puis, c’est la nuit. La nuit dans une grande maison s’entend souvent comme une épreuve. Les braises de la cheminée meurent lentement, il faut faire jaillir l’électricité dans le couloir, ultime guide jusqu’à la chambre où s’écoulent les heures avant le sommeil dans le refuge du lit.
Dans les grandes maisons la collectivité appelle les cris, les jeux, les verres entrechoqués et dormir se comprend comme la récompense de cet usant partage. Mais, la solitude, quand la campagne alentour impose sa masse noire et incertaine au travers du carreau, la solitude se transforme en angoisse.
Bien sûr, il lisait, image on ne peut plus pacifique du pyjama rayé dépassant par les épaules du vieil édredon, la tête soutenue par deux ou trois oreillers aux taies blanchies et soigneusement repassées, le mouvement léger des feuillets tâchait de lui constituer une musique apaisante, mais, à la vérité, il n’oubliait ni la nuit, ni cette impression farouche de se trouver là dans ce dédale de pièces vides dont on ne peut qu’imaginer le soir qu’elles commencent de vivre leur propre sarabande.
Fort heureusement, son récit était tissé de perles et de roses et n’altérait pas son humeur, comme l’aurait fait un roman islandais décrivant des rituels sataniques. Cependant, si les fleurs fleurissaient dans son domaine de fiction, elles se fanaient dès lors qu’il levait les yeux de la page. Au-delà du halo de la lampe, un inconnu grandissait qu’il n’avait ni envie de connaître ni envie de circonscrire. C’était souvent que le parquet, ce traître par excellence, semblait sortir de sa réserve, les lames s’étiraient ou se gonflaient en craquant, imitant à merveille le déplacement d’un corps. Mais oui, il le savait, le bois jouait, drôle de verbe ce verbe jouer, car à faire le guet ainsi, il perdait toute envie de s’amuser. Cependant, il avait beau se raisonner, il sentait dans l’obscurité plus que cela, un bruit furtif et de plus en plus fréquent, pas là, non, pas tout près, quelque part dans ce lointain qu’était devenu sa maison. Il n’était pas l’homme des châteaux hantés, pourtant, ce qu’il percevait, ce qu’il percevait n’avait pas d’autre nom qu’un grincement, or, un grincement suppose toujours l’exercice d’une force : dans une maison vide personne n’est là pour exercer une force hors celle du maître.
Se lever, s’assurer, se rassurer, telles étaient les pensées immédiates, mais pour se trouver face à quelle vérité, à quel fou armé, à quel larron décidé à arracher son tribut au prix de votre vie ?
Prudemment, il mit le pied par terre, déjà secoué par le contact froid de la pierre et de la peau, du regard il chercha brièvement la masse avec laquelle il défendrait son dernier jour, et toujours en fond, bien qu’il soit légèrement affecté de surdité, le remue-ménage incongru continuait, qui lui donnait cette envie, cette envie folle de petit garçon de s’enterrer sous les couvertures, comme à quatre ans, quand l’on croit qu’en se cachant c’est notre être tout entier que l’on soustrait au monde.
Fait-on, dans la crainte, le geste brusque, décisif, de faire éclater le blanc ardent des ampoules ? Non, bien sûr, le voir, ce fou, ce larron, telle est bien la dernière vérité que l’on souhaite apprendre. Dans la profondeur de la salle en face, les bruits acquéraient une qualité nouvelle, comme celui que font des lèvres, celui que font des nez, comme une chair qui palpite et se trémousse. Alors, il le fit, plus choqué de cette promiscuité honteuse que de la peur des brigands, il appuya sur l’interrupteur : et là, dans le bas de l’armoire, la chatte sur le flanc, entourée de museaux avides et sans pitié, quatre, six peut-être, qui n’avaient pas une heure, la famille tout entière venue lui dire qu’il n’était plus seul.

18 avril 2024
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