Carnets d’atelier du Rebours /1

Les classes de François Chopineau, professeur de français, premières MRCA (Management relation clientèle accueil)et MGA (Management gestion accueil)


Lundi 9 janvier 1res MGA

La vie n’est décidément jamais telle qu’on la pense. Avec ces élèves de lycée pro, dans une filière dont je n’arrive jamais à décrypter le sigle, j’avais des préjugés, celui par exemple de me retrouver face à des élèves avec des objectifs très concrets, pragmatiques.
C’est exactement l’inverse, ils discutent philo, défendent leurs thèses et leurs idéaux.
Je me présente Je m’appelle Fabienne. Eux, ont des prénoms mille fois plus beaux. Je suis jalouse et je le leur dis. Dans le lot, il y a un prénom africain qui fait rouler ses sonorités de paysage.
C’est quoi, un atelier d’écriture ? Personne n’en a jamais fait. Ils ont une vague idée.
Quand je donne l’intitulé de ma résidence « Être et paraître », quelque chose a lieu, une onde silencieuse qui parcourt les rangs.
C’est quoi paraître ? « C’est comme porter un gilet pare-balles. » Qui dit mieux ?
Une fille à l’arrière de la classe ne dit rien, une autre à l’avant non plus, sages comme des images.
Je leur parle de Karen Blixen qui au début du siècle dernier est allée avec ses jupons et ses chignons s’installer au Kenya avec son mari. En pleine savane dans une ferme. Avec, en poche, une devise : « Monter à cheval, tirer à l’arc, dire la vérité. »
Je leur demande à leur tour d’inventer leur devise en trois groupes verbaux.
D’habitude quand je donne cette consigne, la moitié de la classe écrit : « gagner de l’argent ». Ici, moins semble-t-il. Ces élèves semblent plus préoccupés par les activités immatérielles que par les matérielles.
À bas les préjugés !
Dans le lot des groupes verbaux avec activités immatérielles, je relève « s’intéresser à la littérature » et « ne pas avoir d’attente particulière ». Et toc, une autre surprise.
La jeune fille chinoise du fond de la classe sourit mais n’écrit toujours rien.
Dans le flot de paroles, je découvre le mot barzakh (un lieu entre le monde d’ici-bas et l’au-delà dans l’islam). Je ne l’avais jamais entendu, je leur avais bien dit qu’eux aussi allaient m’apprendre des choses. Ça se fait dans les deux sens le verbe apprendre !
En sortant, je discute avec François leur prof qui les connaît bien. « Les épreuves de la vie les ont déjà éraflés, bien plus que ceux des bacs généraux qui sont sur des rails. D’où des préoccupations existentielles plus importantes. »


Lundi 9 janvier 1res MRCA

Cette nouvelle classe semble beaucoup plus disciplinée, beaucoup plus concentrée que celle d’avant. Je suis surprise par la maturité des élèves.
Pas besoin de beaucoup d’explications pour expliquer la devise de Blixen. Aussitôt les idées fusent, les aphorismes aussi.
« Mentir, c’est paraître. » « Devenir la meilleure version de moi-même. »
« Aller vers le bonheur malgré les sacrifices qui m’en coûtent. » « Apprendre à mieux me connaître pour mieux me faire paraître. » « Cesser d’avoir peur prendre des risques pour passer à l’acte. »
Les filles de cette classe sont plus silencieuses, discrètes, enroulées dans leurs longues chevelures noires et leurs ongles carmin.
Au premier rang, un élève est très peu bavard, il baisse le regard et ne le lève que lorsque je l’appelle par son prénom.
C’est surtout un quatuor au fond de la classe qui mène la danse, mais de belle façon, juste, généreuse, panache et sens de la formule.
Quand je fais part à François le prof de mon étonnement devant la maturité de ses élèves, une fois de plus il me livre son analyse, fine, empathique. « C’est vraiment intéressant de bosser avec des élèves de pro, tu sais ! », me lâche-t-il.
On dirait qu’il les comprend de l’intérieur.


Lundi 16 Janvier classe MGA

Aujourd’hui la classe est très dissipée. Je n’arrive pas à canaliser leur attention. Je fais part de ma déception de devoir faire de la discipline. Si ça continue je vais avoir mal à la gorge. Je les menace, peine perdue, surtout le truc à ne pas faire.
Peut-être est-ce dû à ma consigne. Je leur ai demandé de choisir deux selfies, un où ils s…˜aiment et un autre où ils ne s’aiment pas. « C’est comme demander à un alcoolique de sortir de l’alcool », rit François Chopineau. Tant pis, trop tard ! Moi aussi je dois apprendre ! Ils doivent trouver une légende décalée pour chacune des deux photos. Pour donner un exemple, je désigne le coffret électrique sur le mur à l’arrière de la classe : « Coffre-fort d’un extraterrestre. »
Surprise, ils n’ont pas tous de selfie. Jamais je n’aurais imaginé ça d’élèves de 17 ans en 2023.
Leurs idées de légendes sont bonnes, aux quatre coins de la classe elles fusent.
« Une lumière au bout du tunnel »,« un chanteur de rap, mais sans mélanine ». Hélas peu à peu le chahut s’installe. Ils se montrent sans cesse les photos, commentent, rient à tout va. Bref, ça dérape.
Je lance ma deuxième consigne : écrire un petit haïku sur le modèle « Une limonade /sans bulles/ voilà ma vie » ou « Matin de printemps/Mon ombre aussi/Déborde de vie ».
Mais la consigne leur paraît difficile, abstraite. Disons-le, je fais chou blanc.
À nouveau François me livre l’explication : l’exercice leur paraissait trop éloigné, alors que celui de la semaine dernière impliquait plus leur existence. À la fin de l’atelier il m’éclaire sur le comportement d’un élève particulièrement dissipé . « Il est sans doute l’un des plus intelligents de la classe, mais son grand plaisir est de manipuler la classe, la pousser vers l’échec. Ça le rassure de ne pas être seul dans cet échec où il se complaît ». Un jugement sévère, mais sans doute pertinent.


Lundi 16 janvier 1res MRCA

Ce n’est pas mon jour aujourd’hui décidément. Cette classe qui m’avait paru si motivée et attentive la dernière fois est elle aussi un peu dissipée, mais beaucoup moins que la précédente.
Il y a bien quelques bonnes légendes « moi en hibou » (pour selfie avec grosses lunettes), « résultat d’opération » (pour photo dans un lit d’hôpital), « soleil en décembre » (pour photo avec plein de couleurs), « le pouce magique » (pour photo avec main). 
Mais la classe semble un peu blasée ce matin. J’en parle à François qui a toujours la bonne explication. La dernière fois j’avais tellement fait part de mon enthousiasme à leur égard qu’ils se sont cette fois un peu reposés sur leurs lauriers…

24 janvier 2023
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