Entretien avec Julien Viteau / 2
Suite de l’entretien avec le libraire Julien Viteau de la librairie Vendredi qui accueille ma résidence d’écrivaine en Ile-de-France et mon projet Histoire subjective de la lecture depuis janvier 2022.
Entretien – 2
Collectionner/Recevoir
MD :
Tu as répondu à Cécile que tu étais « détaché de toute idée de posséder une bibliothèque », mais également que toi et José, avec qui tu travailles en étroite collaboration, êtes « un peu comme des collectionneurs » et que votre rôle, au fond, est de réunir des multiples éparpillés en les plaçant en bon voisinage, sur 5m de hauteur, pour favoriser une rencontre à venir entre un livre et sa lectrice ou son lecteur qui, le plus souvent sans le savoir, l’attendait. Tu écris cette très belle phrase qui dit la nécessité de « donner une hospitalité à cette attente du livre » ; comme si Vendredi était non pas un lieu de stockage d’ouvrages en attente d’une autre vie, mais un espace dédié à l’accueil d’évènements aussi personnels qu’impalpables et imprévisibles. Est-ce qu’être libraire c’est, d’une certaine manière, collectionner des livres pour les donner aux autres ou peut-être aussi s’occuper d’une bibliothèque qui n’est pas la sienne ?
JV :
A mesure que je réponds à tes questions, je suis troublé. Le récit de soi, que raconte-t-il au fond ? On parle de la librairie, des librairies (je suis à Paris). On fait des phrases. J’ai une autre vie ailleurs, une autre librairie avec Emmanuel, mon conjoint, près de la Cèze. Pensant à Emmanuel, et à la Cèze, je me dis que, si j’avais été pêcheur de poisson, ce que je ne suis pas – ou pas encore (je n’ai pas fait la rencontre qui me ferait pêcheur), je pourrais facilement remplacer la poésie par la pêche. Et alors, tu m’entendrais dire que la pêche, telle que je l’entends, c’est la scène, le communisme ou la psychanalyse. Evidemment, je n’affirme rien de cela car je ne connais rien à la pêche. J’ai besoin d’être renseigné sur ce dont je parle (et tant pis si les personnes renseignées sont la plaie de ce monde). Faisant cet aveu, est-ce que je ne scie pas une branche où je tiens à peine – la branche de la crédibilité ? Si une chose peut être changée par une autre, quelles sont les propriétés de la chose ? Quel crédit accorder à la parole de qui pourrait substituer la pêche à la poésie ? (Attention, je ne redoute rien pour moi-même parce que je ne crois pas devoir dire des choses intelligentes mais est-ce que je ne te fais pas perdre ton temps, voilà ce qui me préoccupe).
« Donner une hospitalité à l’attente du livre », oui, je me souviens l’avoir écrit à Cécile. Cela n’a pas tellement de sens de se commenter. Mais quand on dit quelque chose, on fait plus que dire quelque chose. Ce que je voulais dire en plus – mais que tu as entendu peut-être – c’est cette passivité où il faut être. Se mettre dans la bonne disposition pour être affecté par le livre.
Dans son séminaire sur la relation d’objet, Lacan explique que : « c’est pour autant que nous définissions par la loi que ça devrait être là, qu’un objet manque à sa place. Il n’y a pas de meilleure référence que celle-ci – pensez à ce qui se passe quand vous demandez un livre à la bibliothèque. On vous dit qu’il manque à sa place, il peut être juste à côté, il n’en reste pas moins qu’en principe qu’il manque à sa place, qu’il est par principe invisible. Cela veut dire que le bibliothécaire [je dis le libraire] vit entièrement dans un monde symbolique. » Cette référence offerte par Lacan, pour la clarté d’un propos où il est question de frustration et de privation, je la vis de manière très concrète.
Crois-moi, on ne manque de rien. Le compartiment est complet. Tout me paraît occupé depuis si longtemps. Mais certaines personnes (admirables, courageuses, inconscientes) ressentent durement un manque et se mettent à écrire. A la fin, il arrive que cela fasse un livre nouveau. Dans cette situation, je ne vois aucune contradiction, ni démenti. C’est la beauté : le monde était plein mais voilà, le livre que je tiens en main, avec sa matérialité de livre, trouve sa place dans la librairie. Tout ce qui se dit livre n’est pas un livre (c’est même un évènement plutôt rare) mais que le livre soit là et je ne me défends plus de rien. Et maintenant, cela étant dit, tu peux remplacer les livres par les poissons si tu t’y connais mieux que moi dans ce domaine.
MD :
Lors d’une conversation récente, tu disais vouloir réfléchir activement au statut des librairies dans la vie des gens (qui, pour beaucoup, lisent peu ou pas ou plus) et repenser leur rapport à la clientèle et aux habitué.e.s, notamment en organisant des lectures pour faire entendre les textes, pas seulement vendre leurs contenants. Pour être régulièrement spectatrice de lectures et avoir récemment participé à la Nuit Remue organisée à la médiathèque Marguerite-Audoux par Aude Pivin [NOTE et EXC librairie présente qui a rendu les livres vivants], je partage entièrement cette idée que donner à entendre les textes est un immense cadeau. Non seulement parce que ça leur donne une vie hors de leurs silences intrinsèques, mais aussi parce que cela rejoint cette idée que l’air pourrait contenir à lui seul toute la pensée, toute la poésie : les mots dits ne sont rien d’autre que de l’air exhalé, inhalé à la fois comme air et sens par celles et ceux qui écoutent. La lecture à voix haute est une sorte d’évidence du texte et pourtant tous ne s’y prêtent pas, toutes les voix ne s’y prêtent pas non plus. As-tu le souvenir d’un texte que tu aurais entendu, dans un lieu ou à la radio, et qui t’aurait transporté le temps de l’écoute puis accompagné en écho dans ta vie ?
JV :
J’ai le souvenir de ma voix, ma voix dans la radio. Vers 12 ou 13 ans, je participais au centre social des Touleuses à Cergy, à une émission de radio. J’étais libre de choisir le sujet et le plus souvent, pas toujours, je parlais de livres. Quand j’y pense, c’est incroyable que des adultes bienveillants se soient intéressés à notre parole. Je suppose que l’audience était très limitée. Je démarrais de manière assez scolaire : auteur, résumé de l’œuvre, avis personnel. A un moment donné, je décollais. Je ne peux pas décrire autrement cette sensation de puissance qui me faisait dire des choses que je ne savais pas connaître mais qui, apparemment, étaient en moi (par exemple, j’ai dit une fois – je m’en souviens très précisément - que Carson McCullers avait une clé qui ouvrait toutes les serrures. D’où venait cette métaphore ? Et quelles étaient ces serrures dont je parlais ?). La création, est-ce que ce n’est pas d’abord le créateur qu’elle fait ? Avoir connu si jeune cette puissance, qui pouvait être effrayante, cela ne laisse pas complètement indemne. Par la suite, il y a tout un travail à faire pour la dominer. A la librairie, dans les rencontres avec des auteurs, je suis parfois débordé par le besoin de dire quelque chose de personnel. Je parle, je parle du livre et de sa réception – comment je l’ai compris, ce qu’il a évoqué pour moi, en quoi il se rattache à l’enfance… Cela provoque un peu d’ironie ou de circonspection. Je ne crois pas vraiment à la séparation entre l’intime et le social, cette manière d’intellectualiser, de neutraliser quand on parle de livres, c’est finalement assez déprimant. Je ne cède sous le poids d’aucune poussée narcissique. Seulement, je veux éloigner les magies, forcer les secrets et restaurer les causes efficientes. Si toute lecture passe par moi, pourquoi faudrait-il le cacher ?
Quand j’évoque le besoin de penser le statut des librairies (en fait, je n’ai aucune pensée programmatique de ce genre), c’est une façon de dire qu’il ne suffit sans doute plus d’exposer seulement les livres. Il n’y a rien de philosophique là-dedans. Pour moi, l’air qu’on expire dans les lectures publiques n’est pas de meilleure qualité. C’est plutôt stratégique voire tactique. Les livres peinent à se défendre seuls. Cela résulte de facteurs essentiellement économiques. Et prendre le parti des livres (et souvent des auteurs dans mon cas) demande d’assumer un minimum d’organisation, de produire l’effort pour la rencontre. Et c’est une chose qu’un libraire peut parfaitement faire.