La minute de silence
Un premier élève lève la main. Il cherche ses mots, explique timidement qu’il comprend bien la situation mais que des assassinats, des actes terroristes, des fous, il y en a partout, alors un de plus ou de moins, ça ne le touche pas vraiment. Le monde est trop violent pour qu’une nouvelle mort ne l’affecte. Sa parole libère les autres élèves de la classe, plusieurs témoignent du même sentiment. C’est terrible, mais c’est un mort parmi les morts. En ce moment, Israël est en guerre à la suite des attentats du Hamas, la Russie est en guerre contre l’Ukraine, l’actualité charrie ses tombereaux d’atrocités.
Lundi matin, au lycée, il m’a fallu inscrire mon nom et la raison de ma visite sur le cahier de l’accueil alors que j’avais obtenu de ne plus le faire, je ne suis pas un simple visiteur ponctuel, je suis auteur associé du lycée, mais vendredi dernier, Dominique Bernard, enseignant de français au lycée Gambetta, à Arras, a été tué par Mohamed Mogouchkov, ancien élève d’origine tchétchène.
Le portail d’entrée embouteillait, les assistants d’éducation fouillaient chaque sac.
J’animais un atelier lundi de 13 à 15h, la minute de silence nationale décrétée par le gouvernement était prévue à 14h. Avec l’enseignant d’éco-gestion qui me reçoit dans son cours, nous nous étions écrit le week-end dernier et nous avions décidé de lancer ensuite un débat.
Les élèves disent un à un qu’ils sont vraiment désolés pour cet enseignant tué, mais qu’ils n’éprouvent pas vraiment de sensations particulières. Ce sont des terminales, ils savent que leurs paroles peuvent choquer, ils les enrobent de précautions.
Un élève lève le doigt, il veut savoir pourquoi lorsqu’un musulman tue un professeur l’acte est qualifié de terrorisme alors que lorsqu’un homme pousse une femme voilée sous les roues d’un RER la presse évoque l’acte d’un déséquilibré.
Le professeur me laisse répondre, je parle du droit, de radicalisation, des éléments qui permettent de qualifier le meurtre d’attentat. Le terrorisme a pour but de déstabiliser une nation. Le terrorisme implique souvent un réseau, des complicités. L’homme qui a poussé une femme voilée sur un RER était un fou, un fou raciste.
Un autre élève me demande quelle différence je fais entre un fou et un terroriste. Je réponds que tous les terroristes sont fous mais que tous les fous ne sont pas terroristes.
Qualifier un acte de terrorisme est du ressort du politique. L’Histoire est là pour nous apprendre combien il faut manier le mot avec précautions.
Plus tard, je chercherai la définition précise du mot dans le droit français. La loi du 9 septembre 1986 « relative à la lutte contre le terrorisme et les atteintes à la sûreté de l’État » le définit comme « une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ».
Plus tard, également, je relirai les articles publiés le 14 juillet 2023, le jour de la mort de cette femme voilée, poussée sous les rails du RER B, à 9h30, à l’arrêt Cité universitaire. Je serai frappé de constater que jamais les noms de l’agresseur comme de la victime ne sont cités.
Le débat se poursuit, dans le calme. La seconde heure de l’atelier d’écriture est foutue, mais ce n’est pas très important. Un élève me met au défi de trouver un crime commis contre des musulmans qui soit qualifié de terrorisme. Je raconte l’atelier d’écriture que j’animais en ligne, en 2019, avec la classe de français langue étrangère d’un lycée de Christchurch, en Nouvelle-Zélande. Le 15 mars, un homme suprématiste blanc d’extrême-droite nommé Brenton Tarrant a ouvert le feu dans deux mosquées, tuant 51 personnes dont un élève participant à mon atelier. L’acte a été qualifié de terrorisme. Je redis que les terroristes sont fous. Tuer autrui parce qu’il ne partage pas les mêmes idées, la même religion, la même orientation sexuelle, le même genre, c’est de la folie.
Durant le reste de la semaine, la vie reprend son cours, j’anime mes premiers ateliers, je vois partout dans Paris des gyrophares et des militaires en arme, Versailles, le Louvre et des aéroports sont évacués, une exposition que je souhaitais aller voir est annulée, les élèves se marrent dans la cour après avoir été fouillé en réfléchissant à toutes les manières dont ils pourraient faire entrer une arme au sein de l’établissement, l’alarme incendie interrompt un atelier (tout le monde suspecte une mauvaise plaisanterie d’un élève avant de comprendre qu’il s’agit d’une défaillance d’un ordinateur), et je surprends cette conversation entre deux filles qui quittent le lycée. L’une met son foulard, l’autre sa capuche.
Ah ? toi aussi tu mets le voile.
Moi, je ne crains qu’un dieu : celui du froid.