La semaine d’après, je leur dis au revoir en les filmant, silhouettes colorées sur fond de banlieue

© Miliana Bidault

La semaine d’après, je leur dis au revoir en les filmant, silhouettes colorées sur fond de banlieue, joie et beauté, intensité du jeu, coulé des phrases, sourires sur bitume qui trouent la grisaille des toits d’Asnières-sur-Seine.

On se donne rendez-vous en septembre pour les spectacles qu‘on fera, et pourquoi pas l’année d’après ? Pour un nouveau stage ? Pour un atelier au plateau, avec des mots joués, dans l’espace ?

Anthony lit un texte magnifique. Le chemin du Morne-Rouge (Martinique) au lycée Henri-IV (Paris 5e) est long et ardu, aussi tortueux et dangereux que cette route de montagne dans l’ombre de la montagne Pelée, là-bas, aux Antilles. Les autres ont les codes, pas lui, et je me reconnais un peu dans cette arrivée dans la ville, avec les camarades qui vivent dans les arrondissements àun chiffre, dont les parents dirigent des entreprises, des universités ou des équipes de tournage. Il vécut, certainement, dans le même internat que moi, il étudia dans le même lycée que moi, avec sa cour d’honneur et sa soupente interminable le long du Panthéon. De 1989 à... 2015 ? A vingt-cinq ans près, nous nous sommes croisés. Et ici, àprésent, nous nous retrouvons.

D’une génération àl’autre, àpart les références que je ne maîtrise pas – cartes Pokémon avec dragon aux yeux bleus, mangas de légende, verlan mystérieux – ce sont les mêmes rêves, les mêmes difficultés. Et l’amour aussi, qu’ils écrivent parfois – le premier baiser dans la cour de l’école, cette fille séduite avec un slam bouleversant, cette autre approchée avant toutes les autres.

Je rentre par le train de Saint-Lazare, la Défense, muraille de verre et d’acier, est bien fichée dans la terre meuble, les bureaux se remplissent ànouveau, avec la fin de la troisième vague épidémique.

Saint-Lazare et sa foule, la ligne 3 du métro et ses problèmes, ses pauvres, ses agressions, ses gens perdus dans les téléphones, dans le son qui provient des écouteurs, le corps connaît par cœur cette odeur, ce rythme, ce temps de parcours jusqu’àla dernière station, et le retour chez soi par le boulevard sale. Les terrasses sont pleines, mais l’orage gronde. Le ciel est de plus en plus noir. La pluie finit par tomber, apportant un peu de répit, chassant la canicule.

A l’atelier, nous n’avions plus besoin de mettre les ventilos, la chaleur tombait, baissait petit àpetit et préparait l’averse.

Martin et Thomas sont partis précipitamment, je les ai filmés contre les murs de l’école, sur la terrasse new-yorkaise qui se perd dans la pierre de taille, les conduites d’évacuation et le ciel de traîne, des oiseaux filent, une corneille proteste, les cloches sonnent 18h00, un avion passe. Tout ça est dans la scène. Ils et elle lisent épuisés, ravis, ils lisent soulagés, c’est la fin de l’atelier, la fin de l’année. Ils et elle lisent comme avec un immense soulagement, heureux d’avoir écrit, de redire les mots, de jouer, du jeu que nous avons vécu, enfin il me semble.

Un garçon passe la tête dans le bureau des filles de l’administration, l’assistante parle d’apprentis et d’apprenties I E S, on rigole, on prononce bien le E, quand l’inclusivité devient drôle, et que même ceux qui la pratiquent assidà»ment, scrupuleusement, s’en amusent.
— J’enverrai un mail aux apprentis et « apprenties-E  ».
— OK ça marche.


Nous regardions les mêmes émissions, la Star Academy, la Nouvelle Star, mais eux, enfants, avec leurs parents.

Alma fut candidate àla Nouvelle Star, elle raconte le casting, c’est si drôle. Elle mime tous les personnages, le jury, les candidats et l’animatrice qui saute sur les jeunes gens après leur prestation, « alors pas trop déçue ? vous aviez pas envie de pleurer ? c’est pas trop dur ? vous avez pensé àvos parents ? que va penser votre prof de chant ?  ». Alma s’effondre en pleurs sitôt sortie du champ de la caméra.

Elle imite le vibrato en vogue cette année-là, et les petits halètements, pour donner du corps àun standard de la variété, qui n’en demandait pas tant. Les lacs du Connemara ou Amsterdam de Brel version Star Ac’, c’est vraiment moche.

— Alma est une très bonne imitatrice.

Je ris avec eux, je me détends, il n’y a plus d’atelier, plus d’animateur, juste une complicité, un partage.


Le jour suivant, c’est le vrai dernier jour, je fais quelques vidéos de plus, Ulysse et l’histoire de son grand-père, Anthony et les cancrelats, Fabien et la différence.

Les jours suivants, alors que je suis àMetz, je reçois leurs messages adorables, un acteur dit que ce stage d’écriture est ce qu’il a préféré en deux ans d’école d’art dramatique. C’est l’acteur qui ne lit pas, mais qui écrit bien. Je me dis que lui, ce pourrait être un écrivain.

Mais d’autres élèves aussi.

Il n’est que de commencer, et de continuer.


Je rentre de Metz, environné par les livres, logé nourri par un salon du livre. Ainsi les livres aboutissent là, sur une pauvre table, une pauvre pile, feuilletés par des gens négligents, qui vous achètent votre livre par pitié ? - Allez, je vais vous en prendre un.

Scène trop connue des salons du livre, cliché que j’ai honte d’écrire. Mais c’est ainsi, ma voisine de table a toute son œuvre étalée sur la table, j’ai toute ma douleur (je plaisante) sur la table (deux livres seulement).

Et eux, les élèves d’Asnières, ce sont des feuilles volantes qu’ils tiennent àla main, qu’ils lisent haut dans le ciel, devant ma caméra, àla faveur d’un jour de juin. Leurs paroles s’envolent dans le ciel, leur jeunesse est figée pour toujours, dans la vidéo de deux minutes. Les mots sont sur les feuilles blanches, volantes, ils ne sont pas passés par les fourches caudines de l’édition, ils sont libres, et vivants, comme eux, les acteurs ; les mots sont posés sur la feuille que, sitôt la vidéo finie, l’élève abandonnera dans la salle, froissera ou pliera en huit pour la fourrer dans son sac, c’est la fin de l’atelier, les textes sont sur les feuilles volantes, les mots sont prononcés dans le ciel clair, tandis que moi, et tous les autres, les auteurs et autrices, nous sommes àMetz avec nos mots bien rangés dans les livres, validés – les ouvrages eux-mêmes rangés sur la table devant chaque écrivain·e, bien empilés, bien propres. Un auteur a une technique, il met directement le livre dans la main du chaland, il lui parle du livre, « vous voyez là, page 119, hé bien...  » et il raconte une histoire, le chaland ne peut partir sans déposer le livre, alors il part avec. Mais eux, les élèves, insouciants des ventes et des postures, de l’affluence devant eux – une autrice célèbre arrive au salon de Metz dans une brume d’énergie active, on n’entend pas mais on sait que c’est elle, elle arrive, impériale, dans une nuée d’admirateurs – eux, les élèves, hé bien ils donnent tout ce qu’ils ont, comme ils sont, les quelques mots nés ces semaines dernières, àAsnières, àla faveur de notre rencontre. Les mots sont imprimés sur les feuilles distribuées àchacun, que je prends soin de faire tirer en autant d’exemplaires que d’élèves. Un jour, peut-être, ces mots feront des livres, je l’ai déjàdit je crois, et alors l’élève qui aura fait son livre prendra ma place et s’assiéra dans un lieu pareil, qui tient àla fois du vide-grenier et du festival de Cannes, un salon du livre, et il se demandera si les gens qui passent vont s’arrêter, manipuler l’objet, et peut-être, acheter sa douleur, sa vie.

Je rentre de Metz différent, l’animateur d’atelier d’écriture enlève sa peau d’auteur et reprend sa vie normale, seul, derrière son ordinateur.

Jeudi, je rencontrerai un nouveau groupe, le dernier de cette résidence àAsnières.

Aujourd’hui, pour le premier jour de l’été, il pleut.

9 août 2021
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