Le monologue de la serveuse
L’année nouvelle commence sans que nous sachions si les projets en cours pourront être menés jusqu’à leur terme. Le programme est pourtant parfait : mise en rythme et en musique des textes écrits pour le slam avec un nouvel intervenant, en prévision d’une soirée musicale à venir au mois de mai – ceci en guise de « chef-d’œuvre  », figure imposée aux élèves de CAP qui ont ici pour ambition de préparer le contenu du buffet, d’assurer le service, mais aussi le spectacle…
En attendant de pouvoir avancer, je leur propose un petit interlude : les voilà placés devant une reproduction d’Un bar aux Folies Bergère, d’Édouard Manet, avec pour consigne d’imaginer le flux de pensées qui traverse la serveuse que l’on y voit, dos à un grand miroir renvoyant l’image d’une salle comble.
Après un petit temps pour présenter la technique du « monologue intérieur  », extraits de textes à l’appui, hop, c’est parti ! S’interroger sur le fait que nous continuons à suivre le fil de nos propres pensées quels que soient le contexte ou la situation dans lesquels on se trouve inspire singulièrement ces apprentis en hôtellerie-restauration, qui doivent apprendre à garder le sourire face aux clients quelles que soient les réflexions que cela leur inspire intérieurement… Ils en profitent au passage pour exprimer le stress, l’ennui, les craintes qui les traversent lorsqu’ils se trouvent en situation professionnelle.
[Extraits]
Ah, un nouveau client… allez, souris ma grande ! « Surprenez-moi, surprenez-moi !  » dit-il. Mais qu’est-ce qu’ils ont tous aujourd’hui, je ne suis pas magicienne, si je devais surprendre tous les clients qu’il y a dans cette salle, je ne m’en sortirais jamais ! En plus avec ce corset, là , qui m’empêche de respirer… il faudrait vraiment qu’ils songent à nous trouver un autre uniforme.
Samia
C’est mon premier jour de stage et je suis déjà dans le jus, il y a beaucoup trop d’action, ce métier n’est pas pour moi ! J’ai le trac, je suis stressée, je transpire, j’ai mal au ventre… C’est sà »r, demain je ne reviendrai pas !
Aris
Tiens… est-ce que j’ai bien refermé la porte de l’appartement avant de partir ? Roooh zuuut alors, je ne me souviens pas de l’avoir fermée ! Pourquoi je me suis levée en retard, aussi ! Je ne serais pas sortie comme ça, j’aurais pris le temps de vérifier. Quelle sotte je fais à ne pas être ponctuelle. Ah, si je n’avais pas regardé la télé si tard, je n’en serais pas là .
Damien
Oh il y a du monde ce soir, ça va être fatigant, c’est sà »r. Pourquoi ce monsieur reste planté devant le bar ? J’ai soif et on n’est pas autorisé à boire devant les clients, même de l’eau. Elle est belle la robe de cette dame, elle doit coà »ter cher mais j’aime bien. Au fait, si je nettoie tout au fur et à mesure, peut-être que je pourrai finir plus tôt ? Tiens, là -bas on dirait que c’est l’anniversaire de quelqu’un…
Yasmine
Comme l’écriture est venue assez facilement lors de cette séance, j’en profite pour inciter les élèves à retravailler leurs textes – soulignant au passage qu’aucun auteur ne donne à lire son premier jet : écrire, c’est beaucoup réécrire.
En projetant chacun des textes sur le tableau, j’invite le groupe à faire des suggestions d’améliorations à la fois sur la forme et sur le fond : ajouter une ponctuation, enrichir les informations, remplacer un verbe par un autre plus précis. « Je fais le cocktail  » ou « je prépare le cocktail  », qu’est-ce qui est le mieux ? Les réponses leur semblent soudain évidentes : ces verbes qui améliorent une phrase, ils les connaissent, bien sà »r ! Les virgules, quand on le leur demande, ils savent parfaitement où les placer ! Et puis, ils perçoivent clairement la différence de qualité entre la première version d’une phrase – « Bon, je vais lui faire son cocktail : un peu de ça, un peu de ça, cinq gouttes de celui-là et voilà une nouvelle création  » – et sa version améliorée – « Bon, je vais lui préparer son cocktail : du jus de goyave, quelques gouttes de rhum, un feuille de menthe, et voilà ma nouvelle création  ».
C’est le moment que j’aime par-dessus tout : celui où les élèves prennent conscience qu’ils ont les connaissances suffisantes pour enrichir eux-mêmes leurs textes – et que « retravailler  » peut devenir un plaisir !