Olivier Steiner | La mer du temps
Le temps s’écoule, s’écoula, à Versailles. Je fais le gardien depuis quelques semaines, c’est ainsi qu’en ce moment je gagne ma vie, à surveiller, regarder, attendre, piétiner sur les marbres, la pierre, le bois du parquet versaillais. Panneaux en chêne massif sous mes pieds, avec du temps, de la durée et des morceaux de bois au sein de panneaux plus petits encore, des diagonales entrelacées qui réalisent un motif qui peut varier selon les pièces, qui apporte de la lumière, dit-on, encore plus de lumière, d’en bas. Converse aujourd’hui, ou Nike, ou Doc Martens, talons rouges de la première époque royale, nous sommes en 1662 et Monsieur frère du roi revient du Carnaval au marché des Innocents à Paris, ses talons devenus rouges, car maculés de sang, dès les jours suivants les nobles de la Cour adoptent l’écarlate couleur pour leurs chaussures, Louboutin 2020 ? Versailles est ma maison, le lieu de mon travail, de ma misère, de ma chance aussi bien, de mon privilège, je suis au milieu du monde, et très loin de ses centres actifs. Je regarde la vie de ces hommes et ces femmes dans l’histoire, leurs silhouettes gravées dans les pierres, faites de bronze ou seulement d’oubli. Je regarde les touristes, visiteurs, leurs visages et leurs langues étrangères, les pierres dressées contre le ciel nous racontent quelque chose, il y a un rêve des choses, une histoire ou un secret qu’il faudra révéler, essayer. Je pense à ces hommes et ces femmes qui ont vécu en un même lieu en un même temps, ici, où ils sont nés et sont morts également. Là, aujourd’hui, une ville s’étend, et des banlieues, et des lignes de train ou de RER, tout un réseau de rhizomes, numériques aussi bien, toiles d’araignées au Hameau de la reine, toile des Gafa tissées sous les mers, et la flèche du Grand Canal en direction de l’Ouest, l’océan, le Nouveau Monde qui au moment de sa naissance fit la perte de l’ancien. « Ce n’est pas la vie qui meurt, ce sont les organismes. » Le temps s’écoula. Il s’écoule toujours, patinant les murs et les statues, les toiles, les portraits, les meubles, les pièces, les Grands Appartements. Je m’éloigne du monde et je suis en son centre. Regarder Versailles. Y être. Regarder la mer, se dire qu’elle fut la même pour les Étrusques et les Romains, ou pour les hommes des grottes préhistoriques. La même mer, de tout temps, à la beauté future. C’est étrange quand même, cette nouveauté de la mer, sans cesse renouvelée, son long passé immémorial aussi bien, cette tension. Et je pense au son et aux couleurs, aux odeurs, aux parfums et aux bruits, aux claquements des portes et aux cris, à l’immuable tic-tac des pendules, au crissement des serrures royales, et ces voix des XVII et XVIIIe siècles, le timbre de ces voix, leurs aigus et leurs graves, leur volume sonore dont on ne sait pas grand chose, leurs accents de soie et de rocaille, les rires et les pleurs de ces vies minuscules et majuscules, vies des Filles et Fils de France, sang bleu, vies des marmitons et des laquais, sang rouge, avoir l’habit d’un laquais ou bien en avoir l’âme, les messes basses au sortir de la Chapelle, en traversant le salon d’Hercule, chaque jour que Dieu fait, les chuchotements et les médisances, et au loin, plus loin venant de la place d’Armes le pas des chevaux, leurs hennissements et leurs chutes, le défilé des carrosses. L’historien se méfie de l’émotion, il s’attache au concret des archives, l’émotion chez l’historien est qualifiée d’hystérique, « femelle » et autres noms d’oiseaux, je ne suis pas un historien. Je suis quelqu’un qui regarde, qui attend et prend des photos, je suis un visiteur qui revient chaque jour, un laquais de la surveillance, le château est devenu musée national, je suis quelqu’un qui ne sait pas ce que tout cela veut dire, cette résidence royale et ce domaine, cette beauté, cette harmonie, ces jardins, ces fontaines, ces visages, cette mer. Alors je me propose de raconter ce rien, ce roman. Sur une pierre en Grèce un anonyme de l’Antiquité a gravé ceci : « Que sont les hommes et les siècles pour la mer ? Le ressac vient. Qui les étreint et les emporte. »