Où l’on entend parler de Robert Keller
C’était par Georges Lobreau que Sueur avait entendu parler de Keller. Lobreau avait travaillé avec Keller dès la fin des années 20, et Keller lui avait beaucoup parlé, l’avait guidé dans le service des dérangements et dans les rues de Paris, en ces années où, vingt ans après la guerre, on n’oubliait pas la guerre. Robert Keller parlait du progrès des techniques, de l’information transmise dans ces câbles, qui voyageait partout si vite, toute une ère nouvelle dont ils étaient les gardiens. Leurs outils, la pince et le fer, étaient des emblèmes, l’organisation du service, la hiérarchie et la répartition des tâches, ainsi que l’apprentissage, était leur doctrine. Le sang des sociétés futures allait couler dans ces câbles. La vitesse d’agrandissement du réseau, dans les quinze années qui venaient de s’écouler, en était la preuve. Keller parlait à Lobreau du don de l’électricité, un don qu’ils possédaient, et du devoir de restituer ce don à la Nature en faisant fonctionner le réseau téléphonique, en permettant son épanouissement. Oui, Keller attribuait à la Nature ce nouveau phénomène. L’électricité, après tout, était un phénomène naturel. Depuis l’éclair de foudre de Zeus, et Electra dont la fille Iris était messagère des Dieux, il y avait, des nuages aux océans, du courant électrique partout ; les poissons électriques, les fruits et légumes même, d’où l’on pouvait tirer suffisamment de tension pour allumer temporairement une petite ampoule, en classe, et le champ magnétique jusque dans le corps humain. On ne savait pas ce qu’était la Vie, le flux vital, mais Robert Keller voyait l’électricité et la transmission télégraphique comme les réalisations humaines les plus proches du Divin. Par leurs mains, disait-il à Lobreau, ils pouvaient canaliser ce flux, grâce à leurs études, grâce aux livres, grâce à ce que l’humanité transmettait, ils pouvaient faire de ce flux une conversation, un échange, une information, un dogme, un progrès. Robert Keller s’illuminait et les techniciens l’écoutaient, les gestes s’alliaient alors aux paroles, et les composants prenaient tout leur sens, les condensateurs qui stockaient pour stabiliser, les inductances et leurs spirales de tores, les résistances et leur chaleur, les diodes et leur capacité de conversion, les transistors et leur intelligence, même le simple bouton poussoir, interface entre l’humain et le champ électromagnétique, prenait toute son importance. Quant au service des dérangements, de l’appel à l’opératrice jusqu’à l’intervention technique sur site, tout était chorégraphié comme une cérémonie, la consultation du tableau de présence avec ses fiches colorées insérées dans les fentes, le pointage à la machine cliquetante, la signature sur le cahier d’intervention, la prise en mains de la mallette à outils bénie d’un ultime coup de chiffon, le tour de manivelle de démarrage et le transport en camion d’un duo dont l’un, toujours plus expérimenté, supervisait le travail du plus jeune, jusqu’au retour où les corps à la tâche avait pu expier la perturbation et ressusciter le trafic.
Aussi, quand l’armée Allemande avait pénétré sur le territoire, prenant d’emblée possession du Réseau, Keller avait réagi instinctivement. Concernant les ondes, Robert Keller avait tout de suite fabriqué de toutes pièces un poste émetteur-récepteur radio à ondes courtes, qui n’avait pas fonctionné. Son domaine resterait celui des câbles.
Cet extrait a été lu le 14 avril 2023