Tisser des liens multiples

Minh Tran Huy était en résidence àla librairie Paroles (Saint-Mandé).


Cette résidence en librairie est d’abord née d’une amitié qui s’est construite autour des livres et de l’écriture. J’ai rencontré Marie-Eve lorsque j’ai donné mon premier atelier d’écriture au sein de l’établissement Les Mots, en 2017. Elle était une de mes « Â Ã©lèves  » les plus douées et nous nous sommes revues après la fin des dix séances hebdomadaires avec un petit groupe de quatre autres ex-élèves. Elle nous a bientôt annoncé un changement de vie : elle avait décidé de quitter son poste pour acquérir une librairie. Par la suite, elle m’a confié que l’atelier avait joué le rôle de révélateur. Puisqu’elle était capable d’écrire des textes de fiction – un geste qui lui avait longtemps paru inaccessible – pourquoi ne serait-elle pas capable d’abandonner un métier qui ne l’intéressait plus pour faire ce qu’elle avait vraiment envie de faire ? Marie-Eve est ainsi devenue la propriétaire àSaint-Mandé d’une librairie qu’elle a renommée « Â Paroles  ». J’ai suivi les différentes étapes de ce projet et l’idée d’une résidence est venue pour ainsi dire naturellement. Beaucoup de gens fréquentaient « Â Paroles  » et leur proposer des rencontres et animations relevait pour elle d’une évidence àla fois commerciale et citoyenne.

J’ai pour ma part toujours été très attachée aux libraires, àleur rôle de passeur ; je sais ce que mes romans leur doivent. Les bonnes librairies sont pour moi un genre de clubs où se retrouvent les gens qui ont le goà»t des mots et le désir de partager ce goà»t avec d’autres, le désir de retrouver des voix familières, qui les accompagnent depuis longtemps, comme d’en découvrir de nouvelles, et qui font confiance àleur libraire pour ce faire. J’avais envie àla fois de rendre un peu de ce que je dois aux libraires et de jouer moi aussi les passeuses : un écrivain est aussi un lecteur, et l’écriture est toujours un dialogue avec d’autres auteurs qu’on a lus, qui nous ont marqués, dont on discute et prolonge la pensée en ajoutant àson tour sa petite pierre àce vaste édifice qu’est la littérature. J’avais d’autant plus àcÅ“ur d’imaginer avec Marie-Eve un programme qui offrirait aux Saint-Mandéens la possibilité d’entrer dans la « Â salle des machines  » de la littérature et des écrivains que le métier de romancier est par essence solitaire et que mon projet de livre traitait précisément de la solitude, de l’exil et de l’incommunicabilité, de l’impossible accès aux mots et aux autres, de la possibilité ou non d’avoir une histoire – et donc d’exister.

Marie-Eve et moi avons donc réfléchi àce qu’il était possible de faire au sein de la librairie et au-dehors. La pandémie aura causé des retards et imposé des restrictions, mais j’aurai eu le plaisir d’animer une petite dizaine de rencontres/lectures en librairie avec des auteurs que nous aimions toutes deux et de donner une semaine sur deux (hors vacances scolaires) des ateliers d’écriture àla médiathèque de la ville, avec des élèves âgés de quatorze àquatre-vingts ans. Dans l’un comme l’autre de ces lieux, il a été possible de créer des rendez-vous appréciés : les ateliers ont affiché complet et les rencontres ont réuni jusqu’àcinquante personnes. Bénéficier de cette résidence m’aura donné les moyens matériels de travailler àmon projet, bien sà»r, mais aussi un rythme, une régularité, un souffle – ce dont il est toujours besoin dans le marathon que constitue l’écriture d’un livre. Marie-Eve et la résidence m’auront offert un point d’ancrage, mais aussi des moments de partage et de joie – soit l’énergie nécessaire pour revenir àla solitude de l’écriture et àla dureté du sujet que j’avais choisi.

J’ai animé des rencontres/lectures lors de divers festivals, au sein de toutes sortes de lieux, mais celles qui ont eu lieu au sein de Paroles ont permis de constituer une communauté se réunissant régulièrement pour découvrir de nouveaux auteurs et discuter de leurs textes. La résidence n’aura pas en tant que telle influencé le livre que j’ai écrit, mais elle l’a rendu possible, matériellement et mentalement. En ces temps de distanciation, d’isolement, de crispation, pouvoir retrouver des gens eux-mêmes heureux de vous retrouver pour écouter des auteurs et les interroger sur leurs pratiques comme sur les thèmes qu’ils avaient traités, a été d’un soutien capital : on voit alors très concrètement qu’on n’écrit pas « Â pour rien  ». Que les mots, les histoires, les échanges, nous relient et ravivent une empathie mise àmal par les circonstances.

La résidence a eu des suites : les rencontres au sein de la librairie ont remporté leur petit succès et Marie-Eve m’a proposé de revenir àpeu près au même rythme présenter des auteurs que nous aimions toutes deux. Le public de la médiathèque a pareillement demandé àce que je revienne donner des ateliers, mais des questions d’emploi du temps et d’argent ont rendu la chose impossible àcourt terme, le budget et la programmation de l’institution étant établis très àl’avance. J’ai comme prévu achevé le livre pour lequel j’avais obtenu la résidence : Un enfant sans histoire sera publié àla rentrée littéraire 2022 chez Actes Sud et il est d’ores et déjàconvenu que la soirée de lancement aura lieu àParoles, où j’espère bien retrouver àcette occasion mes « Â Ã©lèves  » de la médiathèque… À cet égard, la résidence aura aussi joué un rôle de pont entre les publics : celui des ateliers d’écriture est parfois venu m’écouter àla librairie, et celui de la librairie s’est essayé àl’écriture certains samedis àla médiathèque. Mon amitié avec Marie-Eve en est évidemment sortie renforcée, et nous réfléchissons àd’autres animations, d’autres activités que nous pourrions proposer aux Saint-Mandéens – et aux non Saint-Mandéens d’ailleurs. Je me sens àParoles un peu comme chez moi ; la résidence aura tissé des liens multiples et je suis heureuse de voir qu’ils semblent se poursuivre et se ramifier.

4 janvier 2022
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