Tout me vient d’eux/elles.
Je suis suspendu à leur retour, comme on le serait de l’être aimé, dans une grande dépendance.
« A partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi », écrit Annie Ernaux dans Passion simple.
Sans eux, sans êtres, sans elles, pas de texte.
Le no man’s land de l’entre deux cours, de la grande ville et de tout ce qui n’est pas Asnières, d’Asnières autour de laquelle on tourne, en métro, en bus ou en RER, entre deux rendez-vous dans Paris, le grand Paris.
D’autres quartiers, d’autres territoires, d’autres ambiances, une autre sociologie, d’autres couleurs et d’autres monuments, mais pas Asnières. Qui attend, en haut à gauche du plan de Paris, vu mille fois dans le métro.
Aujourd’hui, j’appelle mon ami O., qui vit désormais aux Pays-Bas et vivait à Asnières : « Dans cette ville, il manque juste quelques rues piétonnes, j’ai gardé mon bureau au-dessus du magasin le Nom de la Rose, ah c’est assez mignon Asnières, je comprends les familles parisiennes qui s’y installent, mais bon y a Asnières-Nord, c’est autre chose, y a toujours cette dualité, entre le centre et le nord », je ne connais pas le nord d’Asnières, je ne connais que le terminus du métro, une branche de la 13, qui débouche dans un paysage de tours, station ouverte en 2008 au pied de la cité des Courtilles.
J’étais sorti là avec A., ma réalisatrice de radio, pour faire l’interview de deux comédiens débutants – l’un d’eux vivait encore chez ses parents, dans une grande maison à la lisière des cités.
Deux comédiens de l’ESCA, déjà.
Oui, je n’attends que jeudi, et l’éternel retour du même.
J’attends mes conteurs, mes conteuses, la délivrance.
Retrouver le contact avec la jeunesse, une drogue, comme d’autres avec l’info, la scène ou les urgences. Ou le terrain militaire ou la politique, comme tout ce qui est intense.
Mais jeune, on ne sait pas vraiment qu’on est intense, on cherche l’intensité, on la cherchera toujours. On aime la reconnaître, même si on ne la cherche pas toujours, même si on s’en défait, on la délaisse. Quand on n’est plus jeune.
C’est cette libido secrète dont parle mon ami Ch., qu’ils vous renvoient, qu’ils vous adressent.
Je prends.
À chaque moment de ma vie, je me suis demandé comment combattre la solitude, avec qui partir en vacances l’été prochain, comment faire un travail qui ne m’éloigne pas trop du monde, qu’inventer pour rester en contact avec les autres. C’est ce que je me dis quand je pense aux élèves, à l’ESCA, à l’an prochain, quand tout ça s’arrêtera (dans quelques mois déjà).
Jeudi, mes conteurs, mes conteuses sont là.
8 petits carrés sur l’écran (l’une est malade).
Ahmed en lunettes de soleil torse-nu à Angoulême, dans son jardin. La maison semble en bardeaux de bois, comme en Amérique.
Alex sur sa terrasse, dans une ville de province ? Non, à Paris, avec vue sur l’École des Beaux-Arts (la Seine est derrière).
Mathilda dans la rue, avec les fils des écouteurs qui pendouillent, en balade près du métro Laumière, gaie toujours, trimballant son univers, son monde, sa voix flûtée, tout d’un coup elle est sur une pelouse, elle montre mais je ne reconnais pas les Buttes-Chaumont (c’est pourtant là, mais l’image, sur Zoom, est tellement factice, elle découpe le monde ; les gens montrent et pourtant on ne voit pas, on reconnaît rarement).
Léa avachie chez elle, toujours aussi mutique, impavide, qu’on pourrait croire hautaine, un bref sourire, par moments.
Sarah au théâtre de la Colline, en occupation, elle lit un texte de révolte, mais a peur qu’on l’entende.
Robin dans un appartement dans le huitième arrondissement, on pourrait croire à un plan cam’, à du sexe online, mais avec tous ces visages, pas de doute, on est bien en 2021, en « distanciel ».
Cassandre et Jean-Eudes n’ont pas branché la caméra.
À la fin, je referme l’ordinateur et je passe autre chose.
Je vais effectivement me balader, avec mon ami S.
Demain, on recommence.
Le lendemain, c’est le retour des petits carrés, Mathilda est chez elle, Léa sur son balcon avec les stores à rayures, en plein soleil, on se croirait à Tel-Aviv.
Robin est toujours dans son appartement qui semble sans fenêtres, un bloc.
Ahmed est désormais à l’intérieur, dans le bar de nuit angoumois qu’il évoque dans un de ses récits.
Ils sont rentrés à l’intérieur de leurs textes.
En effet, Robin écrit sur l’addiction et semble en cure, dans une chambre vide, blanche, pâle, enfermé contre son gré, en rehab.
Léa est comme en Israël, chez ses parents – elle dit c’est trop bien chez mes parents – lunettes de soleil, étendue sur une chaise longue (elle est à Vincennes en vrai, le bois n’est pas loin).
Mathilda, elle, s’est échappée, elle est rentrée chez elle – alors qu’hier, dans le parc parisien, elle était l’héroïne de son conte, s’endormant aux Buttes-Chaumont et commençant à rêver aux pouvoirs magiques d’un collier acheté dans une brocante.
Cassandre et Jean-Eudes sont toujours invisibles, Cassandre a son nom sur sa case, Jean-Eudes n’a rien et disparaît totalement dans le noir de l’ordinateur. « Qui parle ? ». « C’est moi, Jean-Eudes ».
Sarah est toujours au théâtre de la Colline, dans son texte toujours, puisqu’elle écrit sur Wajdi Mouawad, le directeur de cet établissement. Elle a le masque de rigueur.
Alex n’est pas dans son texte, il est toujours sur son toit, au-dessus des Beaux-Arts. D’ailleurs, il n’a rien écrit.
A la fin de la séance, je ferme mon ordinateur et je quitte mon appartement.
Dehors, il fait grand soleil.
Le parc de Belleville est plein, ultime refuge des Parisiens, privés de terrasses.
J’aime cette idée que les cases du Zoom enferment mes auteurs et autrices dans leurs rêves secrets, leur imagination débordante, leurs récits de soi ou des autres, et que ces cases soient comme la page blanche de leurs pensées, le décor infini de leurs textes.
Comme dans un livre d’images, ou un conte merveilleux, comme dans un calendrier de l’avent, ou une feuille vierge jonchée de décalcomanies, leurs scènes s’animent, leurs histoires prennent forme, sur quelques centimètres carrés, quelques mégapixels.
Plus que jamais, ils et elles sont les héros/héroïnes de leurs histoires, incarnées par l’image suggestive, le décor du lieu où ils se trouvent : un mystérieux appartement, un balcon en plein soleil, un parc illimité, un café désaffecté, un théâtre abandonné. Magie du télétravail, et de la distance, ils offrent à nos yeux la forme même de leurs romans. Romans d’apprentissage, ou fantastique, ou romantique, relation d’un lieu ou d’une relation, justement, d’un amour qui s’achève sur ce parc parisien, d’un été qui prend fin au soleil déclinant, sur ce balcon aux stores jaune et vert, rayés, comme à Tel-Aviv quand le vent humide de la Méditerranée vient rafraîchir un peu les longues journées d’été passées à chercher l’ombre, l’aigüe marine et les courants d’air gracieux.
Ils ne sont plus en taille réelle, à échelle humaine, monstres immenses et métaphysiques, mythologiques, pleins de puissance et d’inconnu, devant moi, autour de moi, dans la salle de l’atelier à Asnières.
Ils sont des personnages de fiction, en split screen, protagonistes d’un film expérimental d’il y a vingt ans – le titre m’échappe – qui racontait l’hypersolitude, visionnaire.
Isolément (quand ils apparaissent en plein écran, à chaque fois qu’ils parlent), ils sont toujours dans la fiction, acteur ou actrice inconnu.e que je regarde par-delà l’écran.
D’ailleurs, ne sont-ils pas destinés à cet état ?
Acteurs et actrices en devenir, acteurs et actrices de leurs textes, acteurs et actrices dans l’écran.
Le lendemain, alors que je suis devant mon ordinateur à taper, mon voisin de palier cherche à tout prix à échapper à sa fiction (à sa réalité), à la petite case qui l’enferme, aux 55 mètres carrés et à la vie qu’il ne supporte plus.
Il a fait une tentative de suicide et les pompiers débarquent en masse, menaçant de défoncer la porte, prêts à entrer dans la case sacrée.
Dans la bulle, identique à la mienne, où je me complais.
Tout à l’heure, encore une fois, je sortirai de la petite case et j’irai marcher.
Quelque chose se délite avec le temps, je suis moins intense, mais il suffit parfois de parler, de leur dire à nouveau, pour que tout le groupe se réveille.
Quelque chose se délite, la répétition, et les groupes criblés, morcelés, tailladés, déconstruits à force de maladies et d’isolement réglementaire.
Alessandro revient de son Covid, il a taillé sa barbe et il a enfin tapé un texte – il n’a pas retapé ceux que j’avais aperçus dans son cahier, au début, d’une jolie écriture serrée. Léa a son masque, elle ne veut pas être à côté de lui, même si la charge virale du garçon est tombée. Ahmed et Sarah arborent le masque aussi, ils en ont assez de l’isolement. Ils rentrent de Villeurbanne où ils siégeaient à la coordination de l’occupation des théâtres, 68 sur 127 sont occupés en France, mais pour quoi faire ? Léa se cache derrière son masque FFP2, elle est encore plus muette que d’habitude, on l’appelle encore et toujours « la muette », comme ses camarades de lycée, elle sourit derrière le masque. Mathilda est absente, en cours, en casting ou en maladie. Jean-Eudes lit un texte, théorique, on est moins emporté, Alex lui en fait la remarque, Alex et moi analysons souvent les textes de la même façon, Jean-Eudes est mystérieux, frère communiste, compagne orthodoxe à la chambre jalonnée d’icônes. Jean-Eudes est beau aujourd’hui, il est de plus en plus beau. Je continue le tour de table, c’est jeudi, les fenêtres sont grandes ouvertes, le froid est revenu sur la ville. Robin n’a pas écrit sur l’addiction, il va continuer. Il a écrit sur la peur de chanter, tous et toutes rient, ils connaissent ce moment avant de monter sur scène, tout va s’effondrer, ils n’entendent plus rien, tout devient brumeux, affreux, impossible – Robin se dit « je pars, tant pis, j’arrête tout ». C’est le trac, la terrible bête ... et soudain c’est à lui !
Ce moment ne peut être écrit.
Trois minutes plus tard, il rejoint ses camarades, en coulisses, qui l’étreignent, qui le fêtent.
Robin arrête de lire.
Les rires retombent.
Ils et elles ne veulent pas écrire sur le théâtre, ils sont tout le temps dedans.
Robin a peur de chanter.
Eux/elles aussi, de jouer.
Mais n’en ont pas l’air.
La parole tourne, les textes passent, les voix commencent.
– À toi.
Nul trac, ici, de lire, le groupe est détendu.
Cassandre nous a rejoints par téléphone, elle a encore l’obligation de s’isoler.
Le téléphone tourne et tous lui disent qu’ils l’aiment (qu’ils aiment son texte) – ou rien, que dire ?
Sarah et moi lisons son texte – celui de Cassandre.
La parole tourne.
J’ai froid.
On ne ferme pas les fenêtres.
C’est la pause.
Je bois un café.
Le temps nous emporte, nous avale vers l’été.
Allez, la parole tourne, et c’est à qui ?
Ahmed a ces mots, magiques. À l’heure de notre mort, toutes les bougies que nous avons soufflées nous consumeront. Quand la lumière s’éteindra sur nos visages, et que toutes les bougies que nous avons soufflées se rallumeront pour consumer nos corps une unique fois. C’est exactement ça. C’est ça, la phrase, la phrase qu’il écrit, et que je prends pour déposer délicatement sur ma page, que je prends dans son texte, dans sa voix, pour la mettre ici, un peu changée. C’est un passage, un transfert, un emprunt, un décalque, mais pas une appropriation j’espère. Ni un hommage, car ce serait hypocrite, mais un écho, et une trace. Une réplique, comme celle d’un tremblement de terre, une lumière qui vacille, et qui, un instant, nous éblouit.
Ahmed lit, Sarah aussi.
Elle a 18 ans et elle sort avec ce garçon mais elle en a assez. Il est plus petit qu’elle ou plutôt, elle, est plus grande, avec ses talons. Elle sort la nuit, toute la nuit, et regarde follement l’autre garçon, toute la nuit, ils se virent, les papillons volèrent de concert. Mais au matin, à la fermeture du club, ils se quittèrent. Et elle jeta le premier garçon, comme un vulgaire papier, un petit kleenex, par la vitre d’une voiture, pour qu’il aille polluer un peu la terre. « Salut. Moi, j’habite là. Et toi, tu vas là-bas. » Dépité, il fut. Elle rencontra l’autre garçon, mais on attend la suite de l’histoire.
Alex raconte qu’il a un casting. Ce matin-là, il se leva tôt, traversa le pont sur la Seine. La buraliste, une fois encore, ne l’avait pas reconnu. Il avait le précieux paquet dans la poche, les blondes qu’il fumait à la chaîne. Chain smoking. Il filait sur son scooter, dans le matin mordoré. Paris lui faisait signe. Sa beauté. Son Sébasto encombré. Sa porte Saint-Denis. La rue de l’Echiquier, sa lourde porte cochère (dans les livres, les portes cochères sont toujours lourdes). Les vieux immeubles du 10e arrondissement, qui ont connu tant de vies, tant d’histoires et quelques tragédies qui ne comptent pas. Il monta. On lui dit de patienter. Il était en avance. La directrice de casting vivait là. Le réalisateur ne souriait pas. Derrière le masque, ils se devinaient. Alex n’avait jamais entendu parler de cette série en préparation, pour laquelle on auditionnait des tripotées d’acteurs blonds à travers la ville. Il fit sa scène, l’assistante de la directrice de casting donnait la réplique. On le rappellerait. Il se retrouva dans cette rue de l’Echiquier à moitié morte, comme le reste de Paris. C’était ce matin.
Un matin unique, bientôt englouti par d’autres.
Alex était venu avec son histoire, toute récente.
Sarah avec la sienne, datant de quelques années.
Ahmed avec ses images, son charme.
Et ainsi de suite.