Olivier Steiner | Rose Versailles
Je ne sais pas comment qualifier mes parents, ils sont mes parents, c’est tout. Ils sont aussi « des gens simples », c’est comme ça qu’on dit, qu’on peut dire, des « gens simples ou des gens de peu », sauf que ça n’existe pas des gens simples, ou de peu. Ils sont complexes aussi bien, et de beaucoup.
Mes parents sont nés en 1950, mon père à Tarbes, ma mère à Lourdes. Ils n’ont jamais voyagé, ne sont jamais sortis de France, n’ont jamais pris l’avion, ne connaissent aucune langue étrangère. Ils n’ont pas fait d’études, ont travaillé toute leur vie, comme en silence, ils sont aujourd’hui à la retraite. Mon père était peintre en bâtiment, ma mère a été vendeuse puis a gardé des enfants à domicile.
Ils ont fait un voyage, une fois, une semaine, ils sont venus me voir à Paris, une seule fois, en train, ce fut leur grand voyage. Pour eux, pour moi. Ce grand voyage, cette grande semaine est du passé, mais j’y repense au présent, ils sont là et c’est aujourd’hui, encore et toujours.
A Paris, nous faisons ce qui est à faire, à voir, la Tour Eiffel, les bateaux-mouches, Montmartre, les Champs-Élysées, Les Halles, le Marais, le Louvre, passer devant l’Élysée, Pigalle, le Moulin-Rouge, le cimetière du Père-Lachaise. Mais ma mère, elle rêve d’une chose : Versailles.
Il fait très chaud, c’est le mois d’août, on a du mal à respirer, poussières dans l’air. C’est le grand escalier de Versailles, le grand escalier extérieur, lisse comme un miroir, avec ses trois degrés. C’est un été caniculaire, c’est la foule et c’est un genre de silence comme pendant la neige.
Je viens de Rose.
Nous venons de Rose.
Rose is a rose is a rose is a rose.
C’est l’été, j’ai quarante ans.
Marie-Jeanne Bertin, dite Rose Bertin, marchande de mode de Marie-Antoinette, « ministre des modes », la grand-mère de la Haute Couture française si on veut. Ou bien les délicats camaïeux rose lilas des jardins de Trianon, ce rose qu’on appelle rose Pompadour, désigné dans les registres de la manufacture de Sèvres comme « un rose très frais et fort agréable », et puis ma mère, que je suis seul à connaître, cette petite femme qui marche à Versailles en ce moment, qui n’en revient pas, n’en revient pas.
Mais cette femme, cette mère, Rose, c’est la peur, elle a peur tout le temps, tellement peur qu’elle en fait peur. On dirait qu’elle est calme, elle est ombrageuse. On dirait qu’elle réfléchit, qu’elle rêve, elle broie du noir. Rose est une femme négative, une femme en creux. Il y a du vide en elle. Des ne pas, du non, de l’inquiétude, une inquiétude sans nom. Des négatifs, comme en photographie. Négatives, comme les mains noires sur les parois des grottes préhistoriques, Les mains négatives de Duras.
Quand Rose rit, quand un éclat de rire vient défigurer son visage, ça donne l’impression d’une erreur, d’une grimace, d’une petite souffrance, et le laid est alors un moment du beau, rien de plus, un passage comme celui d’un nuage noir devant le roi Soleil. Rose voit toujours le mauvais temps couver sous le ciel bleu, le verre à moitié vide, la Révolution à Versailles, et la Terreur qu’elle annonce. Et si ce mal de tête cachait une tumeur ? Ou un AVC ? Il faudra faire une radio, un IRM. Et ce grain de beauté dans le dos, est-ce qu’il n’évolue pas ? Un carcinome, un mélanome ? Quand Rose va quelque part, au cinéma ou ailleurs, elle emporte une lampe torche, au cas où, c’est-à-dire qu’elle pense aux ténèbres, ça s’appelle un caractère malheureux. A Versailles c’est pareil, elle a une lampe torche dans son sac, au cas où les Lumières de Versailles s’éteindraient d’un coup en plein jour ? Le pire n’est jamais sûr, dit-on, pour Rose le pire n’est jamais à écarter, je ne sais pas d’où cette noirceur lui vient. Elle va jusqu’à prendre deux piles neuves, en plus, qu’elle enveloppe dans du « papier » Sopalin. Au supermarché, une lampe torche, à Auchan, au cas où tout s’éteindrait comme dans la galerie des Glaces. Quand Rose entend dire à la télévision qu’il y a eu un problème à Paris, une alerte à la bombe ou autre, elle pense aussitôt que je suis juste à côté, à quelques mètres de la bombe, prêt à exploser. Elle m’appelle, me laisse un message angoissé. Me voit-elle exploser ?
– j’adore cette expression
aller faire un tour en ville –
Elle emporte un petit parapluie,
Qu’elle glisse dans son sac,
Même s’il n’y a pas un nuage
Et que l’air est très sec
Et que c’est l’été.
Rose, aussi, ne sait pas nager. Elle dit qu’elle a peur quand elle n’a pas pied, et l’idée de ne pas avoir pied lui coupe la respiration. Parfois c’est comique. Ici à Versailles pendant quelques secondes c’est comique. Comme il y avait trop de monde dans la galerie des Glaces, nous sommes sortis dans les jardins. Après avoir descendu le grand escalier qui mène au bassin de Latone, je m’improvise guide pour mes parents, je raconte comme si j’avais été là, avec une drôle de fierté, ce 20 août 1715. Devant le bassin de Latone, dans le fauteuil à roues qu’il ne quitte plus, Louis XIV jette de la brioche à ses carpes. Ces poissons dorés sont immortels, l’émissaire du Japon le lui a juré. Pour la première fois, il songe qu’ils lui survivront. Depuis le début du mois, il a effroyablement maigri, et malgré la chaleur, il grelotte. L’enflure de son pied gauche a gagné le mollet, les élancements le taraudent. Les médecins ont diagnostiqué une sciatique, ils ne parlent pas de gangrène, mais au fond de lui, Louis sait.
Le compte à rebours a commencé. Il lui reste dix-sept jours à vivre. Ma mère adore toutes les histoires qui contiennent la mort. Et quand elles sont royales, ces morts, c’est encore mieux. Lady die...
Nous continuons, descendons vers le Grand Canal par l’allée Royale, je regarde les statues de plus en plus grandes, je fais des photos, je regarde de temps à autre ma mère devenant de plus en plus petite ici dans la perspective Le Nôtre. Après le bassin d’Apollon j’insiste pour louer une barque, je veux que mes parents voient le Château depuis le Grand Canal. Je veux qu’ils voient le plus beau, je veux revoir avec eux le plus beau, la perspective, comme une grande croix chrétienne faite par une Nature ordonnée. Mais Rose est prise de panique au milieu de l’eau pourtant si plate, si calme, si peu profonde. Elle se met à crier, à étouffer, peur des autres barques, du courant, quel courant ? Elle nous voit déjà sombrer.
Les gens nous regardent, se moquent, qui est cette folle, cette Jackie ? Qui sont ces Bidochon, cette famille Groseille ? J’ai honte et la honte se transforme en colère : non, je ne suis pas un sans-culottes, non je ne suis pas comme elle, une vulgaire poule mouillée ! La colère est totalitaire, elle emporte tout sur son passage, comme une révolution sanguinaire elle fait perdre la tête. J’ai honte jusqu’à la douleur, je lui en veux à cette petite femme, je m’en veux d’avoir ces sentiments, j’ai alors la brusque envie de dynamiter Versailles, de tout mélanger, de brûler Télérama, Proust, Gallimard, mon savoir de collectionneur, de faire exploser le sixième étage de Radio France, France Culture, je veux raser le boulevard Saint-Germain, dézinguer le Flore et le Nemours, chloroformer les marquises qui se tiennent si bien, elles, sur le Grand Canal, elles, duchesses de Guermantes et d’ailleurs, qui savent sauver les apparences, elles si hautes, tellement plus hautes, imperturbables pendant les crises économiques, à la cime des arbres toujours, il me semble. J’entre dans le malheur de la comparaison. Je trouve d’un coup que tout a plus de hauteur que ma mère. Nous regagnons la berge, nous rendons la barque, ma colère se décourage, se fatigue, il fait si chaud, nous sommes fatigués de piétiner, et mon père qui baisse la tête, sourit avec gêne, qui ne dit rien. Cette sale idée d’un manquement à la hauteur (à la auteur pour moi qui écris ?) a la valeur d’une différence historique, radicale, elle sera toujours un couteau dans une plaie à jamais ouverte, une guillotine. Mais cette sorte de colère interne, quand elle ne s’appuie pas sur un projet collectif, commun, elle se fatigue, se lasse d’elle-même, finit en mélancolie, surtout quand on fait des kilomètres sous un soleil ardent entre le bassin de Neptune et le potager du Roy. Et tout serait comique si ce n’était pas si triste, s’il n’y avait pas cette honte première, primitive et primaire, toujours sourde, tapie dans les bosquets, prête à attaquer. La honte comme un sentiment concentré comme un début et une fin, de vie. Cette honte qui est passagère, qui est ma passagère, quand je ne la retiens pas, quand je la laisse passer, me traverser, quand je lui ajoute de la patience, un effort vers l’humilité, il arrive qu’elle se transforme en quelque chose de plus doux. A Versailles, mes parents, pendant quelques minutes, je les avais trouvés tellement pas à la hauteur du marbre... et comme un enfant qui fait un caprice, j’avais eu envie de pleurer, de rage, casser mes jouets, pleurer sur eux, sur moi, sur Versailles, cet été trop chaud, ces grandes eaux et tout ce monde, cette foule qui nous rend si anonymes, si dérisoires...
Je n’ai rien dit et nous avons piétiné encore, en silence, nous avons marché sans rien nous dire. Sur le chemin je m’en voulais à cause de la barque, j’étais triste parce que je savais qu’ils avaient vu ma honte et je ne pouvais plus revenir en arrière. Le mal était fait. Qu’y a-t-il de pire qu’un fils qui a honte de ses parents ? Des parents qui constatent que leur fils a honte d’eux.
Alors, dans les jardins du Petit Trianon, mausolée désolé, immobile et sans fête, j’ai regardé les fleurs, le rose du marbre et des fleurs, comme un couillon. J’ai regardé les colonnes blanches, comme un idiot, et je ne sais pas pourquoi, je veux dire que je ne sais pas comment, une forme de tendresse est arrivée, comme l’ombre d’un pardon, comme une nostalgie très vague. Ce fut comme si un accablement agréable recouvrait la honte, de la même façon qu’un lierre grimpant peut recouvrir un mur. Et justement, dans le hameau de la Reine, je m’approchais d’une chaumière, je regardais la passiflore, je m’approchais encore comme s’il y avait là une réponse qui m’attendait, je regardais les minuscules attaches de la plante, filaments vivants propulsés dans le vide, petites lances vertes à la recherche d’un point d’ancrage, s’enroulant autour d’une poutre. Ma mère prenait des photos avec l’appareil jetable. Je leur lisais la brochure du Château. Chaque maison avait son petit jardin, planté de choux pommés de Milan, de choux-fleurs et d’artichauts, entouré d’une haie de charmille et clos d’un palis de châtaignier. Les rampes des escaliers, les galeries et les balcons étaient garnis de pots en faïence de Saint-Clément, aux couleurs blanche et bleue, contenant jacinthes, quarantaines, giroflées et géraniums. De petits vergers étaient plantés de pommiers et cerisiers. Sur les murs des maisons et le long des allées, mon regard courait, avec les plantes grimpantes, d’un coup je me sentis mieux, plus libre, j’avais arrêté de penser et comparer. Dans cette nature apprivoisée, mon regard avait changé, je venais de regarder Rose de la même façon que j’avais regardé la passiflore et les colonnes, la regarder en lui donnant sa chance, sans chercher à la changer, la regarder comme un objet vivant définitivement extérieur à moi, et malgré ça, peut-être plus proche encore, Rose, une fleur à Versailles.