Vendredi et d’autres jours 7/

Ce n’est pas l’échelle de Jacob que nous découvrons ici mais la suite de l’entretien avec Julien. Pour nous qui lisons, les livres présents dans une librairie nous paraissent être naturellement là. Mais derrière leur présence se cachent des histoires - et pas seulement celles qu’ils racontent...

Comment les livres entrent-ils dans la librairie ?

Cette question en déplie d’autres que je vais essayer de mettre àplat. Tout d’abord, comme tu le sais, beaucoup de livres ne sont pas entrés. Ils étaient là, tout simplement. Puisqu’il faut parler « d’entrée  », la première ce fut la mienne comme client puis, vingt-cinq ans plus tard, comme propriétaire (si ce mot a un sens). La première fois que je me suis retrouvé seul dans la librairie, j’ai éprouvé un sentiment d’accomplissement mais aussi le désir assez naturel de prendre mes jambes àmon cou. Comment être àla hauteur de cette librairie patrimoniale ? Les premières semaines j’ai vécu des scènes inouïes où des personnes téléphonaient devant moi àGilberte de Poncheville pour lui demander ses recommandations… J’ai pensé que je n’y arriverais jamais. Quelque part dans sa thèse magnifique, intitulée Catastrophe et répétition, Alphonse Clarou observe que « la proposition être àla hauteur ne présuppose pas l’idée d’une hiérarchie de valeurs morales qui la structurerait  » mais qu’elle « doit être pensée en des termes physiques ou géométriques, non moraux et métaphysiques  ». Il a parfaitement raison. Avec des étagères qui culminent àprès de 5 mètres, être àla hauteur, cela prend immédiatement un sens concret et l’apparence d’une performance physique. Je dois composer avec ma pesanteur et mon manque d’agilité. La plupart des choix sont « alpins  », àla librairie Vendredi.

Il y a donc les livres qui étaient làmais d’autres sont entrés depuis… Comment se font les choix ?

On nous propose des livres et nous disons « oui  » ou « non  » avec nos goà»ts, ceux de nos clients, ou en suivant des discussions qui nous entraînent vers un auteur puis un autre. Nous sommes un peu comme des collectionneurs. Avant la collection, il n’y avait que le multiple éparpillé. Chaque livre, au voisinage des autres, trouve (ou non) sa place. On constate qu’un livre nous manquait au moment même où il vient remplir ce manque. C’est une sensation très physique. Un livre n’existait pas ànotre conscience et voilà, qu’apparaissant, on comprend qu’on l’attendait depuis toujours. Comme je la conçois, la librairie doit donner une hospitalité àcette attente du livre. Après cela, le plus important est de donner une forme àune production éditoriale obèse. Cette forme est souvent la seule chance des bons livres. Nos capacités de lecture sont limitées. Les livres doivent pouvoir se défendre seuls.

8 janvier 2021
T T+