L’idée de fraternité

Eugène Delacroix - La liberté guidant le peuple

Dans le cadre de sa résidence d’écrivain à la librairie Envie de lire d’Ivry-sur- Seine, Ivan Segré, philosophe et talmudiste, Envie de lire et les éditions La Fabrique organisent une série de rencontres et de conférences sur le thème de la fraternité conçue comme idée politique.

Une première session de trois conférences, ponctuée d’ateliers et de débats, aura lieu en avril 2013 à la librairie Envie de Lire, au 16, rue Gabriel Péri à Ivry (Métro Mairie d’Ivry).
Une seconde session aura lieu en mai et juin 2013 à l’Auditorium Antonin Artaud d’Ivry.
Ivan Segré animera les conférences de la première session et, lors de la seconde session, invitera différents intervenants. Il présente ci-dessous les trois premières conférences qu’il tiendra les mardi 9, 16 et 23 avril 2013 à la librairie Envie de lire à 20h.

Bible et Révolution : l’idée de fraternité.

Trois conférences d’Ivan Segré

Au premier abord, il peut paraître surprenant, voire incongru, d’associer les mots "Bible" et "Révolution". La Bible n’a-t-elle pas été, historiquement, le Livre par excellence de la Réaction ? Qu’il s’agisse de condamner le rationalisme scientifique (Galilée ou Darwin), ou de soutenir l’Ancien Régime contre les révolutionnaires, la Bible a été, de fait, le Livre de l’obscurantisme. Mais quelle Bible, ou plus exactement quelle lecture de la Bible ?
Il s’agira, au cours de ces trois conférences, d’introduire à une lecture "révolutionnaire" de la Bible. En quel sens ? D’abord au sens où se déprendre des idées reçues, des préjugés, est une opération intellectuellement révolutionnaire, certes ; mais également au sens rigoureusement politique du terme, puisque les révolutionnaires français ont renversé l’Ancien Régime au nom de trois principes, "Liberté, Egalité, Fraternité". Ces mots sont depuis gravés au fronton des mairies. On peut juger la formule un brin désuète, et pourtant il n’en est pas d’autre. L’enjeu est donc d’en ressaisir la portée injonctive, ici et maintenant. Alors pourquoi la Bible ? Répondons : parce que la fraternité, dans la Bible, est une idée politique.
C’est donc l’idée de fraternité qui nous occupera. Elle est sans nul doute l’idée qui fait figure de parent pauvre dans la philosophie contemporaine. Ainsi le philosophe Etienne Balibar, en inventant le néologisme d’égaliberté, s’emploie à dénoncer le mirage d’une liberté politique fondée sur l’inégalité économique et sociale, mais ce faisant, il paraît mettre en parenthèse la notion de fraternité. Est-ce parce que la fraternité est par trop rétive à la conceptualisation, ou bien parce qu’elle est le stade ultime de l’égaliberté ?

1. Mardi 9 avril 2013.
La création de l’homme : du récit mythique au principe politique.

L’un des principes de la Bible hébraïque est que la fin est au commencement. On prendra donc les choses au commencement : les deux récits bibliques de la création de l’homme en Genèse I et II.
L’idée que l’on se fait de la Bible est celle d’un texte plutôt ancien, pour ne pas dire archaïque, quand on ne l’envisage pas tout bonnement comme tombé du ciel. Les extraits de la Genèse que nous étudierons, rédigés approximativement entre le VIIe et le Ve siècle avant J-C, sont en effet plus anciens que les dialogues de Platon. Ils correspondent grosso modo à une époque que l’historiographie appelle "archaïque" s’agissant de la Grèce antique.
Mais lorsque l’on aborde la Bible hébraïque, ou Ancien Testament, il faut renverser la perspective. Les textes de la Genèse s’avèrent être alors beaucoup moins antiques que prévus. Ils s’inscrivent en effet dans un contexte, celui du Proche-Orient antique, dont l’histoire, qui commence à Sumer, remonte au XXXe siècle avant J-C. Les rédacteurs du texte biblique, des "Hébreux", héritent donc d’une tradition mythologique immémoriale. Or leur singularité, c’est qu’ils abordent ces textes en modernes : ils n’entendent pas se conformer à la vision archaïque du monde qui prévaut autour d’eux. L’Égypte à l’Ouest, Babylone à l’Est, l’Anatolie au Nord, forment à l’époque une triade impériale qui impose non seulement ses armées, mais également ses mythes. Dans les interstices des Anciens Régimes, une poignée de scribes se proposent de repenser le mythe de la création de l’homme, en vue de transformer le monde. Le récit biblique de la création de l’homme serait-il le premier récit révolutionnaire dans l’Histoire ?

2. Mardi 16 avril.
Création, épreuve et développement du principe de fraternité.

Après la création du premier couple et l’épisode du jardin d’Eden, Adam et Eve ont deux fils : Abel et Caïn, deux frères. Mais la fraternité vire au meurtre. Il n’empêche, le texte illustre, par le négatif, ce qui est au principe de l’humanisation de l’homme et de la société : le principe de fraternité.
Mais la fraternité, est-ce une idée politique révolutionnaire, ou une vision tribale de la société ?
Le texte de la Genèse suit, pas à pas, la généalogie de l’humain, depuis Adam et Eve jusqu’à Abel et Caïn, puis de Seth jusqu’à Noé, puis de Noé jusqu’à Abraham, Isaac, Jacob et ses douze fils. La saga familiale d’Israël s’est prêtée à de multiples interprétations. Est-il question de liens du sang appelés à être dépassés par une foi universelle en l’Homme ? Ou bien d’une élection spirituelle irréversiblement ancrée dans la lettre-semence hébraïque ? Répondons : ni l’un ni l’autre. Il y est question d’une invariance conceptuelle dont la mise en forme des chaînons déductifs est narrative. Le mythe est, dans la Bible, le revêtement de l’idée. Le frère, au sens empirique de qui partage avec moi une même matrice, introduit à l’idée de fraternité. Dans le meurtre d’Abel par Caïn, dans le fratricide, s’avère l’enseignement de ce qu’est la politique : ou bien la création d’une fraternité, ou bien la continuation de la guerre par d’autres moyens.

3. Mardi 23 avril.
La Bible et l’extrême contemporain : la Controverse Badiou-Milner (2012) à l’épreuve du texte révélé.

Par Révélation, nous n’entendons pas la provenance divine d’une Loi, ou d’un Texte, mais une invariance conceptuelle. La Torah, disent les maîtres du Talmud, vient du ciel (torah min ha-chamaïm). Entendons : pour qui sait s’y instruire, elle rend lisible le texte-monde contemporain, l’ici-maintenant de chacun.
Dans leur Controverse (éd. Seuil, 2012), Alain Badiou et Jean-Claude Milner dialoguent "sur la politique et la philosophie de notre temps". Sans paraître s’en douter, ils mettent en scène certains versets de la Genèse, à la lettre près. Notre observation ne vise pas à faire intervenir le hasard, moins encore le surnaturel, mais l’invariance conceptuelle que rencontre toute pensée véritable. Entre le scepticisme doctrinal de Milner et la politique révolutionnaire de Badiou, la "polémique" est donc, en effet, "originaire". [1]


28 janvier 2013
T T+

[1(Voir Controverse, op. cité, première partie, p. 19-60 : "une polémique originaire").