Texte de Françoise Henry & Marjorie

… Parce que la table était magnifiquement mise, avec un soin bourgeois àn’en pas douter, c’est-à-dire des pétales de roses disséminées, sur la nappe, d’une façon charmante et frivole. Tandis que sous le brouhaha ambiant, elle, captait avec beaucoup de plaisir, les notes qu’ elle connaissait bien de la « Â surprise  » de Haydn. Et les couleurs, toutes ces nuances, entre la porcelaine bleue des assiettes, dans lesquelles éclatait le jaune vif des pommes de terre certainement traitées, le vert cru des haricots surgelés, le rouge sanguinolent des tranches du gigot cuit àpoint. Elle n’avait sans doute jamais aimé les jours de Pâques. Elle préférait les quatuors àcordes au cliquetis des couverts en argent sur les assiettes en porcelaine. Surtout quand ils se posaient nonchalamment sur les supports en céramique en forme de chien, plutôt teckel qui sont bas sur pattes. Mais les mains des uns et des autres étaient àelles seules un spectacle qui pouvait la distraire de ce long repas de famille. Les mains dansaient, un ballet incessant, celles de la grand-mère qui servait les plats, de cet oncle qui fumait sa cigarette dont elle suivait du regard l’envolée de la fumée — bienheureuse fumée qui s’échappait, elle ! — Et celles de ce cousin revenu de voyage et qui racontait d’une verve intarissable ces péripéties. Soudain les mains s’étaient arrêtées, alors qu’elle était en train de déguster un excellent vin, il y avait eu un silence. Un silence ? Tous les visages étaient tournés vers elle, seuls les enfants tout au bout de la table continuaient àrigoler et rêver un peu — elle aurait bien aimé être avec eux malgré ces trente et un ans, rigoler et rêver un peu…
­­— « Â Et toi ?  » demandait la tante.
Moi ? Quelle question lui avait-on posée ? Au choix : Si elle avait enfin un petit ami, ou si elle avait trouvé du travail, ou si elle aimait le fromage de chèvre ?
— « Â Moi quoi ?  »
Ils riaient, « Â Elle àtoujours été dans la lune  » disait sa mère — Merci maman.
« Â Eh bien, est-ce que tu as toujours ton petit logement minuscule ?  » répétait la tante.
« Â Oh oui et j’y suis toujours aussi bien !  » Làc’était fait, le brouhaha reprenait, on apportait le fromage. Un peu de soleil éclairait la table àtravers les grandes fenêtres, les arbres bougeaient, il devait y avoir du vent. Oh ! Elle vit un oiseau passer et tiens on était passé en un tour de main de Haydn àCharlie Parker, on avait franchi deux siècles. Changement de rythme : un solo de saxo qui la prenait aux tripes, un immense souffle de vie, un espoir d’émancipation.
Juste àce moment elle sentit la petite caresse mouillée et frémissante, tout près de ses mollets nus, du petit chiot de la maison qu’ elle adorait, qui circulait sous la table.
Il en avait assez lui aussi. Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Ici avec eux y-avait-il une seule chance pour qu’elle ait dans la journée une conversation profonde avec quelqu’un ? Soudain elle avait chaud, elle ne sait même pas pourquoi elle s’est levée, elle a repoussé sa chaise et…

Françoise Henry & Marjorie

21 avril 2016
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