Un cimetière, 02 | Emmanuel Adely & Manon
UN CIMETIÈRE
11H
Jacques, 42 ANS
Vladimir, 45 ANS
Il y a la tombe d’Oscar Wilde pas loin. Il y a la tombe de Victor Louis pas loin. C’est entre les deux. La tombe de Victor Louis à la bosse de bronze. Pas loin. Que caressent les femmes, des hommes. Il y a le Mur des Fédérés pas loin. La tombe de Proust. C’est au milieu de ça. C’est dans la 92e Division. Commencer par les bords. Je me dis il y a la tombe d’Oscar Wilde pas loin. Celle de Proust pas loin. Ça ne dit rien de particulier. Ça n’a pas de sens. Ce n’est pas ce que je cherche. Je me dis ça n’a pas de sens, ça ne dit rien en soi. Commencer par les bords, les caveaux, les monuments. Commencer par les bords d’abord, lire les noms, faire le tour de toute la Division. Des bustes. Des gisants. Des chapelles. Je me dis ils ne seront pas là. Pas sur les bords. Les bords sont pour s’exhiber, pour afficher les sculptures je me dis ils ne seront pas là alors, commencer par les bords pour ne plus penser aux bords. Par la gauche. Par la droite. Ou ne pas commencer pour ne pas commencer. Ne pas épuiser. Garder ça possible/impossible. Renoncer. N’y pas croire. Tourner. Sillonner. Abandonner. Refaire un tour. Finir par les bords. Pas loin d’Oscar Wilde et ça n’a pas de sens ça ne dit rien je me dis et alors. Pas loin de Proust et des Fédérés je me dis et alors. Ce n’est pas ce que je cherche. Je cherche quoi. Je trouve. Devant moi leur nom. Gravé. Sur les bords. Devant moi leurs noms. Leurs dates. Je cherche quoi. Leur tombe. Leur caveau. Des noms, des dates. Des femmes. Des hommes. Le plus jeune As de l’aviation. Un inventeur. Un diplomate. Je regarde leurs noms. Le mien.
VLADIMIR
Aujourd’hui, comme tous les jours de la semaine depuis maintenant trois ans, je vais au cimetière rendre visite à ma femme, décédée d’une grave maladie. Je viens me recueillir sur sa tombe, lui parler pour me soulager un peu l’esprit et décorer harmonieusement ce lieu où elle repose en paix. Je lui parle de mon quotidien, tellement fade depuis qu’elle n’est plus là. Elle était si joyeuse, si tendre, si enthousiaste… un vrai rayon de soleil dont je n’aperçois plus la lumière depuis trois ans.
JACQUES
Des médaillons. Je connais les visages de Jovan, de Bélisaire, de Peter, déjà j’ai vu leurs visages, des gravures, des portraits, sur Internet j’ai trouvé leurs dates. Leurs vies, des liens. Je cherche quoi je me dis je cherche quoi. Un visage. Vladimir M., mort à 42 ans en 41. Plus jeune que moi. Mettre mon nom sur le visage. Me calquer. Je cherche quoi. Une preuve. Le même nez. Mort en 41. Le même nez, les mêmes yeux. Vladimir M. Je reste devant. Mon arrière-grand-père. Je pense mon arrière-grand-père, je ne pense rien, je pense que je ne pense rien. Je suis devant. C’est un fait. Voilà.
VLADIMIR
Soudain, au loin, apparaît une silhouette. Un homme négligé, mal fagoté, le visage abîmé. Un homme que je vois régulièrement, qui doit certainement lui aussi rendre visite à quelqu’un d’important. Il n’a pas l’air de prendre soin de lui, on dirait qu’il se laisse couler, venant à chaque fois en titubant, s’accrochant à tout ce qu’il rencontre sur son passage pour ne pas tomber. C’est malheureux, je trouve ça irrespectueux de se présenter dans un tel lieu dans cet état.
JACQUES
C’est un fait. Juste un fait. Il n’y a rien à dire. Je me dis il n’y a rien à dire. Je le regarde. Rien. Dire quoi. Il n’y a rien à dire. Je pars.
VLADIMIR
Ma foi, à chacun son problème et sa perception des choses. Ça fait déjà une heure que je suis là, il faut que je pense à rentre. Mais rentrer pour quoi faire ? M’enfermer chez moi, me retrouver seul devant mon assiette, finir sur un canapé devant une télé que je ne vais même pas regarder. Finir par me parler à moi-même, m’inventer des choses tellement l’ennui est profond ? Je dois réagir, faire mon deuil, sortir de ce quotidien merdique et rencontrer quelqu’un !
Vladimir : Manon (ML 77)