Apprendre de ses erreurs

Daniel Steegmann Mangrané, au milieu des Twombly. (Collection Pinault, Bourse du Commerce)

C’est difficile de retrouver une source, un document qui soit le plus proche possible des faits. Il y a le témoignage. Mais même le témoignage est sujet à erreur, la mémoire peut déformer. Un jeudi peut ressembler, quinze ans plus tard, à un samedi. Un nom peut se substituer à un autre. Et on en est persuadé.

Par exemple, dans plusieurs livres ou revues, on a le nom d’Édouard Jung, né en 1913 en Alsace, comme premier opérateur d’écoute des lignes dérivées, et locataire du pavillon s’étant fait passer pour agent d’assurance. J’en ai fait deux lectures, l’arrivée dans le quartier du pavillon, puis la description du pavillon, dans lesquelles Édouard Jung est donc le locataire. Je nomme le propriétaire, et à cet endroit déplace quelques faits que j’ai trouvés aux Archives, j’y reviens plus bas. Ensuite, je lui ai fait creuser la tranchée dans le jardin, celle qui permettra de relier le câble à la cave, comme cela est dit dans les documents (AGEAT, Ruffin, Rouxel...). Puis, quelques semaines plus tard, je lis de travers un témoignage de Prosper Riss, pris par Henri Michel en 1957.

Je fais plusieurs confusions. Tout d’abord, c’est un témoignage, mais (qui ?) l’historien le remet à la troisième personne, en style indirect. Ce qui crée un décalage, on se demande si c’est vraiment un témoignage. Qui parle ? Et puis il y a une erreur manifeste, Noisy-le-Sec est citée au lieu de Noisy-le-Grand. De mon côté, je suis fatigué, je sors de quinze jours de maladie — pas grand-chose sur le papier, une rhino-pharyngite diagnostiquée, mais d’une force, deux jours complets allongés, cinq jours de fièvre, et dix jours à ne rien pouvoir faire, pas la force ; cependant, je n’ai aucune source à produire sur cela, et le médecin non plus, à part sa certitude que c’était bien juste une "rhino" car il peut dire ce que ça n’est pas : pas une angine, pas une bronchite, pas la tuberculose, pas l’Covid (quoique aucun test pratiqué) etc. Il peut le dire car certains signes n’y sont pas. Passons —, je suis un peu fébrile et je trouve ce témoignage et y lis une révélation, au moment où je n’ai aucune réponse du SHD de Vincennes au sujet de ma requête concernant un fonds privé jamais consulté par aucun des historiens qui se sont intéressés à la Source K, à ma connaissance, bref, je me dis que là, au moins j’ai quelque chose avec ce témoignage. Parce que je voudrais apporter plus que des effets de réel dans une narration, qu’une réflexion sur la guerre, l’engagement, que la problématique de comment écrire ce dont on n’a pas été témoin, comment écrire tout court, d’ailleurs. Apporter plus, ou autre chose que des mots ? Est-ce possible ? Bref, j’ai déjà l’impression de travailler sur beaucoup d’angles, et je crois que je voudrais aussi jouer à l’historien, me justifier de cela, de ce que j’écris, prouver que j’ai fait les "bonnes" recherches au point de déceler une erreur, rectifier une donnée, apporter, carrément, la transcription d’une des écoutes, qui aurait été conservée dans un carton quelque part, chez un colonel, un général, pas directement en lien avec la Source K mais chez qui ça se serait retrouvé, par les hasards des legs.

Mais tout cela est trop me demander. J’ai déjà beaucoup à écrire. Il y aura peut-être des imprécisions. Le témoignage en question est d’une facilité déconcertante à trouver, aucune erreur, aucune révélation.

De toute manière, la "mise en fiction" que je pratique ne peut que provoquer des inventions. Pour me rajouter du travail, j’ai donc créé un site-notice, une base de données que j’alimente à mesure de l’écriture, notes de bas de page externalisées, une variation de ce que Jean-Philippe Toussaint propose sur son site ou Philippe de Jonckheere pour ses romans publiés chez inculte. J’y crée une note pour chaque élément du roman avec ce que j’ai trouvé pour l’écrire (je mets un extrait du document), ce que j’ai écrit (un extrait du roman) et un commentaire (très personnel), ce qui permet de mesurer la distance ou le degré de fictionnalisation. En en-tête du site-notice, j’écris qu’il s’agit du roman Le Réseau Robert Keller, en cours d’écriture (je compte diffuser l’adresse bientôt, pendant l’écriture), puis : "écrit au plus proche des sources, le texte ne peut néanmoins prétendre à la vérité des faits".

Par exemple, pour le propriétaire du pavillon. Je sais qu’il s’appelle Laurenti et qu’il habitait Paris. Mais, for dramatization purpose comme on dit à Hollywood, je le déplace en Noiséen, en voisin, cependant absent, toujours sur les routes, et c’est sa femme qui loue. Dans la notice, je colle un scan du bleu d’architecte avec le nom Laurenti, et j’explique tout la distance prise avec ce que je sais des sources.

On peut sentir ça dans le temps d’un atelier d’écriture, où j’arrive avec une certaine quantité de documents qui, pour le temps d’écriture semble beaucoup, l’heure tourne et je propose un mini-dépouillement, ajouté à la lecture d’un texte (récemment extrait de Lucy Ellmann, Les lionnes, traduit par Claro) pour un à-la-manière-de. Mais à mesure que le texte se fait, on se rend compte de ce qui manque. Si on pouvait tout avoir. Tout. Si on avait tous les documents possibles, toutes les traces, comme si chaque fait, chaque geste, chaque parole, avait été, pour l’éternité, conservé, sans que rien puisse se perdre. Ce qui fait écho au texte que j’écris avec Anne Savelli, pour publication en 2024 chez Joca Seria, avec l’Esprit du lieu : que deviennent les livres publiés, les disparitions, les oublis, que devient ce qui se crée. [1]

Parfois, il n’y a aucun document. Keller est blessé en mai 40, il est soigné, et son registre matricule mentionne cette blessure, le contexte. Comment cette mention a-t-elle été rendue possible ? Comment l’armée a pu lui remettre une Croix de guerre ? Sur son seul témoignage ? N’a-t-il pas fallu un justificatif médical ? Et puis, où s’est-il procuré cela ? Les hôpitaux étaient débordés, on investissait les hôtels, les casinos, pour allonger les blessés ; ça, on le sait. De fil en aiguille, si je creuse cette absence (plutôt qu’une autre, d’ailleurs) — ce que ça n’est pas, ou ce qu’il n’y a pas — cette absence avérée, si je puis dire, il se peut que je trouve des choses, des liens, des hypothèses pas tout à fait bancales. Ce sera dans le roman, et dans la notice. Le 14 avril je lirai un extrait, dans une lecture croisée 1870-1942 avec Antonin Crenn qui écrit Rue des Batailles, où je discute d’une telle hypothèse avec Robert Keller lui-même [2].

28 mars 2023
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[1Nous partons du lac de Grand-Lieu et de vingt ans de résidence d’écriture, des livres et œuvres qui ont circulé depuis. Une fiction et une non-fiction s’écrivent. Dita Kepler revient au lac mais cette fois n’est plus seule. La Boucle impossible raconte la confrontation entre Dita Kepler, dépositaire des livres écrits autour du lac de Grand-Lieu, et Destroy Keeper, l’archétype de la destruction. Œuvres, paysages, ce dernier cherche à anéantir tout ce qu’il trouve, se justifiant par cet argument : l’usure, le vieillissement, la mort, sont l’essence même de tout renouveau, n’est-ce pas ? Un article dans Ouest France.

[2A la médiathèque Georges-Wolinski de Noisy, vendredi 14 avril à 19h : réservez ici.