Atelier /2
Séance du 29 septembre
Extraits de texte
Sur l’ivresse
Ivre de tableau, ivre de musique mais la bouteille sans moi, neuf mois durant. Dans les montagnes, la nature m’enivre, le pinceau coule sa beauté sur la toile. La montagne est ma demeure, ses sommets vertigineux dévalent le Persenk.
Alexandar
Ci-git au fond du verre une lueur vermillon, un parfum enivrant de tristesse qui tient les hommes chancelants. Ils chantent et déchantent. Ils boivent et reboivent l’eau de vie et de souffrances. Fous de joie.
Christian
Je ne sais pas
Je me rappelle pas
Je me souviens pas
Exactement
Szbigniew
Pour moi, mon extase, c’est d’être assis comme ça, comme moi. Parce que j’ai pas les papiers et l’assistante sociale de la mairie, elle m’a dit de les ramener de l’hôpital où je suis resté neuf mois.
Maintenant, j’attends ma petite sœur Nadia et je vais aller chez elle, comme ça fait vingt-quatre ans que je suis en Europe.
Rachid Zouad
L’ivresse des retrouvailles
Après deux longues années de combat, survivant à tous les événements presque tragiques et à de lourdes interventions chirurgicales, à des conditions d’habitation, ou disons, d’hébergements que je n’ai jamais imaginé supporter et également à un long combat administratif dans un pays dans lequel on est et où l’on cherche ses droits pour exister en citoyen intègre. Le moment crucial est venu et celui où la petite carte qu’on m’a attribuée et qui m’a permis de faire un voyage tant attendu et de retrouver ma mère et mes enfants, les prendre dans mes bras, les embrasser après une longue absence et surtout un grand courage, qui m’a permis de surpasser tous les événements. Cette joie était inoubliable, les émotions très fortes, ma mère l’exprimait par des youyous.
Naïma
Je vais parler de maintenant, de comme je suis tranquille.
Depuis que j’ai été opérée, je suis bien. Ça faisait longtemps que j’étais fatiguée, je n’étais pas contente du tout. Mais maintenant, ouf, je respire. Je peux faire comme je veux, je peux marcher tranquille, respirer. Dans ma tête je fais beaucoup de choses : je sors, je parle avec des gens, je suis contente. Avant je pensais au fait que j’étais malade, je pensais toujours à ma santé, à comment allait se passer mon opération, aux endroits où je pouvais vivre parce que j’étais SDF, mais à présent quand je suis avec mes copines, on se demande ce qu’on va faire cette année, et je pense à tout ce que je vais faire : les sorties, le bénévolat avec les gens - j’aide les personnes âgées…
Saïda et Saïd, les responsables de la Maison de quartier d’Ivry ont ouvert leurs portes grand pour des gens comme moi. Ce sont les femmes de la Maison de Quartier qui m’ont donné le courage de faire faire l’opération.
J’entre à la Maison de Quartier comme j’entre chez moi, chez ma famille. J’y cuisine, je m’y douche, je prépare les repas que je ramène à l’hôtel… Je suis contente d’y faire des activités, comme la musique, ou les cours que je donne en arabe.
Et je n’oublie pas le Samu Social, qui s’est engagé auprès de moi : « il faut faire cela, il faut que tu voies l’assistante sociale de Marie Curie ! » Avec eux j’ai fait beaucoup de choses, jusqu’à maintenant, comme décorer des salles pour Noël, ou de la musique : j’étais à la batterie et j’ai chanté dans un groupe. La chanson, « Ya Rayeh » est passée sur TF1 et on en a parlé dans le journal du Samu Social.
Hier on a fait une réunion pour donner des cours aux gens qui ne sortent pas - de couture, de broderie, de perlés - pour préparer des repas pour les SDF aussi.
Je vis en ce moment à l’hôtel du Samu Social, mais c’est mieux qu’avant. Depuis 2017, je suis avec le Samu Social, et c’est pour ça que je connais Popincourt, avec Myriem, Nadia...
La prochaine étape, c’est d’obtenir des papiers. Et pour ma santé, que je fasse quelque chose de plus adapté. Je veux aider. Les personnes âgées. Comme je parle l’arabe, je peux traduire pour les personnes qui ne parlent pas français, comme je le fais pour la Croix Rouge.
Nacera
Se mentir
Blocage, c’est un blocage. Abdiquer.
J’ai eu deux professeures aujourd’hui et une troisième professeure au téléphone. Trois femmes : grand problème.
Alexandar
Dans la vie qui est difficile, pleine de tourmentes, d’hypocrisie, où le mensonge règne en maître, je dis qu’on n’a pas le droit de mentir, mais qu’on a tous les droits de se mentir. Oui, moi, Madame, fille de Monsieur et Madame, je déclare, en toute honnêteté et responsabilité, que je me mens quand j’en ai l’envie, et par envie, je veux dire : la possibilité et/ou l’occasion. Oui, je me mens et j’en suis fière, on m’a donné un monde de sans-papiers, on m’a empêchée de finir ma thèse pour laquelle j’ai tout laissé tomber chez moi, où j’étais dans ma famille entourée, aimée et considérée. Je me suis retrouvée coincée entre l’enclume et le marteau et j’ai trouvé un petit radeau qui m’a permis de survivre, j’avais atterri sur une belle petite île, celle de Robinson Crusoé ou de Hayy Ibn Yaqzan ou du philosophe arabo-andalou Ibn Tufayl, le maître d’Ibn Rushd Averroès, le père de la Rationalité. Oui, me mentir m’a permis de m’accrocher à la vie, me mentir c’est ma PNL, cela m’a permis et me permet à aller devant malgré les tempêtes. Se mentir, ce n’est pas vraiment mentir, c’est se dire qu’on n’est pas obligé de vivre la vie qu’on nous impose et qu’on nous force à accepter. Non, se mentir, ce n’est pas mauvais, ne serait-ce que pour soi, des fois, quand on positive, des gens te disent « arrête de te mentir ». Moi, je leur réponds « arrêtez votre arrogance, la vie n’est pas une ligne droite, n’est pas une fonction ou croissance ou décroissance. La vie est binaire, elle est logique et fantastique, elle est réalité et imagination. » Se mentir, pour moi, relève de ce monde irréel, invisible, illisible, c’est le monde des mystiques, des poètes, des artistes passionnés, acharnés à atteindre une visée loin de l’atteinte humaine au sens de la science et la technologie. On est loin des sciences exactes, on est en plein rêve, le rose prime sur le gris et le vert sur toutes les autres couleurs. Voir la vie en rose et vivre en ayant le vert comme étendard, comme philosophie, comme manière d’existence. C’est exister, mais vraiment exister. Rien ne m’oblige d’accepter le réel avec ses conneries, ses méchancetés, son mal. Je prône le bien vivre en me mentant, je bannis le mal vivre. Rien n’est fatal, la fatalité ne me convient pas. Se mentir, c’est bien quand la réalité est mal.
Nadia
Tout peut réjouir, par exemple si tu te retrouves souvent avec un flatteur, tu te fais des illusions en pensant que la personne t’aime et pourtant il tient à jouer avec ta faiblesse. Alors, tu peux commencer à mentir sans le vouloir et sans le savoir, forcément tu mens et oui, tu crois que tu es la plus intelligente, plus que les autres.
Tout peut réjouir si tu te fais confiance, c’est l’égoïsme de l’ivresse. Parfois, je me raconte que demain je pourrai porter mes chaussures, mais en réalité je ne pourrai pas car le docteur m’a dit actuellement que mes jambes sont en décharge, en repos avec un besoin permanent de porter des bottes pour permettre la marche. Du coup, je me retrouve devant un problème sérieux, je n’y parviens pas, mes jambes, mes nerfs, me bloquent. Je suis obligée de mentir, je n’aime ni les souliers, ni les bottes.
Je me fais des illusions quand je rêve que je suis avec mon fils aux USA, que je conduis sa voiture, tout en grand. Mais en réalité, je suis à Paris avec une voisine de chambre qui me tracasse, m’injurie sans cause, a frappé mon tabouret. Chaque jour, on doit régler le problème de cohabitation, j’en ai marre, je veux la paix. Je rêve de vivre avec ma famille. Je veux la paix, la vie actuelle n’est pas mon choix, ce n’est pas ma vie, c’est ma tragédie.
Quand je vois cette image, ma morale est trompeuse, je me sens mentir. Ma vie est un blocage, ce n’est pas la solution mais me mentir c’est pour me consoler, pour ne pas vivre cette souffrance.
En somme, se mentir n’est pas la bonne solution, mais c’est pour se consoler en soi, c’est une paix forcée, esquiver les astres, se consoler pour ne pas vivre cette souffrance. Avoir une visée lointaine, on pense à la bonne vie future, mais en réalité c’est une connerie car dit-on, la réalité est différente de la vérité.
Enfin, je suis victime des illusions, l’ivresse dans l’illusoire, le succès du mensonge. J’en conclus que mentir c’est une réalité qui blesse.
Katia
Un instant j’ai vu quelque chose. Je n’avais pas rêvé !
J’avais pourtant bien vu, enfin, cru voir. Mais qu’avais-je vu au juste ? Est-ce que j’avais interprété ce que j’avais cru voir et finalement formé ce quelque chose ?
Des jours et des nuits à déconstruire et reconstruire, j’ai vu et revu la scène... Tout mon être tendu vers cette vérité enfin ce que je croyais qu’elle fut.
Avais-je vraiment vu la chose ou s’était-elle formée dans mon esprit avant même que de la voir ? J’en étais persuadé, jamais je ne me serais menti ! Comment pouvait-on s’abuser de la sorte ?
Longtemps dans le refus, longtemps dans le fantasme j’étais demeuré. Mon imagination pouvait-elle me jouer des tours ou bien était-ce ma volonté de ne pas voir ?
Rien ou si peu était réel et pourtant...
Christian