Aujourd’hui, c’était Asnières...

© Miliana Bidault

Aujourd’hui, c’était Asnières et la rue Diderot, la place Jean-Jacques-Rousseau et le buste de l’auteur des Confessions que je contourne. C’était les rues résidentielles, les bicoques à plus d’un million, laissant dans mon dos Gennevilliers et son théâtre, ses quartiers plus pauvres.

C’était la rue Edmond-Fantin, toujours lui, et de jeunes acteurs solaires, tranquilles, fumant à la pause, arrivant d’on ne sait où, traînant l’univers avec eux/elles, revenu d’un cours de chant, harassée par le cours de danse, inspiré par l’univers des clowns. Ils écrivent, chez eux, je ne sais où. Leurs jeunes vies.

L’une tape avec un doigt sur son téléphone, l’autre a écrit à la main et photographie ses textes qu’elle envoie. L’une pense en russe et en kazakh mais écrit en français, l’autre pense en suisse, aux majestueuses montagnes au-dessus de Verbier. L’une a oublié d’envoyer le texte – bien sûr – mais s’attelle à la discipline, elle veut bien faire. L’autre fait parler sa mère, et tous les élèves du cours de théâtre de Bordeaux.

Ils sont là.

Elles sourient dans la lumière grise de janvier. J’ai déjà parlé du sourire mais il revient, il est présent, il est allumé.

C’est fluide, c’est doux.

Un îlot dans la tristesse, dans le secret, dans le plomb qui recouvre la ville, et ralentit les mouvements, les projets, les désirs.

Une lumière allumée quelque part à Asnières, un espace de création.

*
* *

J’avais oublié d’écrire. Le temps passe, mais je n’oublie pas mes comédiens. Ils me demandent s’il faut écrire en écriture inclusive dans leurs textes littéraires. Mes comédiennes. J’avoue que je n’ai pas la réponse.

Vendredi, Asnières s’éclaire, le buste de Jean-Jacques Rousseau me toise, sur la place du même nom.

La boulangère me reconnaît maintenant, il a suffi de quelques fois. Même sous le masque, un double express. Je file et je monte. Ils sont là, je suis là, la séance commence.

Toujours assis à la même place, garçon, fille, garçon, fille, fille, fille, fille, fille, garçon.

J’écoute, La Rochelle, les adresses de passage, le couple qu’on quittera, la lumière des autres, la nuit, dans les intérieurs douillets. Paris, Lyon, Strasbourg, les concours des écoles de théâtre, se balader avec sa « réplique », à qui il faut payer le train, parfois l’airbnb. Trébucher, se reprendre, avoir les mains moites, la robe transparente avec la culotte en dessous. Triompher sur scène, vouloir que jamais ce regard ne cesse, ne s’éteigne. S’habiller de lumière, se déshabiller en vitesse. Du luxe et de l’impuissance. Luxe de ces regards, de cette tension, cette densité sonore, de la vie augmentée dont parle Anne Alvaro. Marcher dans la rue, seule, seul. Vouloir recommencer. Jouer, jouer, mais jouer juste, jouer toujours. Je les écoute. Ils/elles me lisent leurs textes. De gauche à droite, tour de table. Ils s’écoutent, s’interrompent, se jugent et se félicitent. On applaudit mollement. A toi, Margaux. Elle commence. Elle raconte ses amours, ce petit copain si joli, cette première fois qui avait débuté simplement, dans un bar. Il se souvient de l’enfance, du foot c’était sa passion, de l’abandon des rêves, changer de voie, et pourquoi pas le théâtre ? Elle raconte sa carrière d’étoile, de gymnaste, de petite communiste qui ne souriait pas, qui devait tenir, tenir, tenir, la tête haute, fardée de rouge et de bleu, à onze ans. Pour la gloire des 122 nationalités du bloc communiste, des pays frères qui l’étaient restés après la chute de l’Empire. Elle raconte la discipline, le voyage jusqu’à Moscou, les professeurs sadiques qui lui disent qu’elle est grosse, trop grosse, alors qu’elle est superbe. Elle se révèle sur scène. Plus tard, elle deviendra comédienne. Danseuse, c’est trop douloureux (à quatre ans, la maîtresse de ballet s’asseyait déjà sur elle pour forcer l’étirement). Il raconte ce festival de court-métrages dans le Sud, les gardes du corps, sa vie de starlette, les people de la télé qui font ami-ami, il raconte tout ça avec une grande douceur, pas tout à fait détaché, ni ironique. Limpide. Elle était la plus belle, elle sera la plus belle, chamarrée de rouge et de noir, brillant de mille feux, de pierreries précieuses, elle avance diva, au centre de la scène. Elle est la princesse, la jeune toute première, toutes premières fois. Ils racontent et me font ce cadeau.

A la pause, je bois un verre d’eau.

Je sors dans le froid d’Asnières.

Je remonte.

On reprend.

Le soir, quand je rentre à Paris, quand je me couche, parfois, je n’arrive pas à dormir.

Leurs histoires font écho.

*
* *

Retour à Asnières, cette fois les élèves écrivent de mieux en mieux, ils/elles dépassent le maître.

Elle écrit que son père ne lui manqua jamais, comment pouvait-il lui manquer, puisqu’il n’avait jamais été là. Il écrit la découverte du théâtre, de la lenteur dans un monde rapide. Elle dit la région de son enfance, les champs détrempés et les cieux vert d’eau. Il n’a pas écrit aujourd’hui, il écrit lentement, il est ému par ses mots, surtout quand ils sont dits par quelqu’un d’autre.

Les mots circulent, nous tiennent vivants.

Et leurs voix surtout, leurs magnifiques voix d’acteurs auteurs (d’actrices autrices, aujourd’hui je serai bien dans la norme). Leurs voix quand ils/elles lisent. Leurs voix sont si belles, si justes, si portées. Si scandées, hautes ou basses, adressées, elles viennent du cœur, de l’estomac, Sarah met sa main sur son cœur, elle trébuche une fois, deux fois, trois fois au passage le plus difficile, le plus troublant, touchant, elle s’y reprend, c’est vécu, c’est su, c’est ancré, on peut se tromper, on est acteur on a tous les droits, elle reprend et lance les mots, elle y est arrivée, mais nulle prouesse chez elle, juste la beauté de savoir se tromper, tremper les mots, les casser, pour les faire naître.

Leurs voix sont les plus belles, les mots et les rires nous font vivre, ici, maintenant.

Dehors, il n’y a que des gens affairés, dehors, des gens qui rentrent chez eux à cause du couvre-feu. Il fait de moins en moins nuit, la mairie d’Asnières a rangé ses guirlandes.

Ils/elles écrivent de mieux en mieux, certains textes sont sublimes, je passe le relais.

À eux la vie, maintenant, le jeu et l’écriture. Ce n’est pas plus facile que pour moi – que c’était pour moi.

Je devine, derrière les mots, les fêlures, je vois dans les mots les drames, éprouvés, transformés, traversés et finalement écrits, mis en forme et laissés là, par l’écho de la voix, entre quatre murs d’une salle anonyme d’Asnières, peu aérée, donnant sur une terrasse grise, entourée d’immeubles d’habitation.

Je devine derrière leurs sourires et leur aisance, leur belle jeunesse, la détermination de jouer, d’être ici, monté à Paris de Nevers, La Rochelle ou la Suisse. Je devine les petits boulots, la petite chambre, même si certains ont pu se payer cinquante mètres carrés en plein Paris parce qu’ils ont joué dans une série télé. Je devine le courage, le désir qu’il faut pour rêver aux castings, aux mises en scène, à la célébrité. Je pensais tout à l’heure à ce mot, célébrité, est-ce qu’il signifie encore quelque chose pour les jeunes d’aujourd’hui ? Jouer, oui, vivre de son art, éprouver, dire les textes, enfiler un costume, briller dans la lumière plus brillante, plus brillante que soi, qui vous porte dans son aura. Mais être connu ? Quand les réseaux filent, que les images s’annulent, les unes après les autres, dans les clic-clic de nos téléphones portables, de nos écrans immobiles.

Ils sont magnifiques.

Elles sont très belles et je vais encore leur donner la parole – même si c’est plutôt elle/eux qui me la donnent, qui me donnent l’énergie d’écrire.

Elle dit que sa grand-mère avait les cheveux roux, teints au henné, qu’elle n’avait jamais quitté la Kabylie. Il lira demain son texte, que je veux qu’il termine ce soir. Elle dit qu’à Bordeaux, dans ce cours de théâtre, les corps s’affolent et s’annulent, l’esprit commande au corps, à moins que ce ne soit l’inverse ? Le tramadol est la réponse. Et le temps qui passe.

Nous applaudissons après chaque texte. Nous sommes diversement émus. Ils se découvrent à travers leurs mots, même s’ils se connaissent dans la vie, depuis qu’ils sont à l’école.

– J’avais remarqué ta sensibilité, mais grâce à ton texte je me rapproche de toi.

– Tu es super, toujours super drôle, et je ne savais pas que tu avais ça – cette histoire en toi.

On se quitte en espérant se retrouver demain, avec de nouvelles histoires, récits de vie, fictions, autofictions, témoignages, évocations, on espère rire ou être frappé, impressionné, respectueux de la vie des autres.

11 mars 2021
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