Disparition d’un être vivant à vingt-cinq têtes
Le mardi était le jour où je retrouvais les lycéens du CAP coiffure d’Argenteuil pour une séance d’échanges mêlant préparation sommaire et improvisation, évoluant au gré de leurs réactions et de ce que j’avais trouvé à leur dire, ces matins-là. Le mardi était le jour où les élèves savaient qu’un peu d’inattendu les rendraient timides, enthousiastes ou indifférents au gré de mes propositions.
J’aimais leurs regards timides du mardi matin, leur attitude tour à tour rétive ou bienveillante. Ils étaient à chaque fois curieux de ma parole, de mon corps dans leur espace, mais ils ne m’étaient jamais acquis ; ils se réservaient. Il fallait à chaque fois les convaincre. Parfois j’y parvenais, parfois je me heurtais à leur refus silencieux ou à leur absence : chaise vide. Ou alors, physiquement présents mais l’esprit enfui par la fenêtre comme dans le poème de Prévert.
Le mardi 17 mars fut le premier jour du confinement et l’arrêt brutal de ce petit rituel que nous commencions juste à élaborer, eux et moi. Un apprivoisement très lent commençait. Une classe est un animal sauvage, aux réactions imprévisibles et complexes. Il est difficile d’apprivoiser un individu qui ne vous attend pas, alors essayez d’obtenir la confiance d’un être vivant à vingt-cinq têtes qui ne vous attend pas.
D’un coup, nous ne nous sommes plus vus. Voici désormais huit semaines que je n’ai plus face à moi, le mardi matin, les visages juvéniles trop maquillés, les regards timides ou étonnés, les fronts boudeurs, les blousons trop amples, les rires et les colères. C’est comme être arrêté au beau milieu d’une course de fond.
Les semaines qui suivent le début du confinement, depuis mon ordinateur et avec le relais de Souad et Paula, leurs professeures, je tente de renouer le contact. Je lance une sonde dans le silence : je corrige et renvoie le texte que nous avions commencé à écrire ensemble. « On reprend l’histoire où on en était ? », « J’attends vos textes pour la suite », « Ou alors on écrit sur le confinement ? ». Pas de réponse. Ma sonde s’est perdue dans l’espace. Impossible d’attirer ma bête à vingt-cinq têtes avec ces maigres tentatives. Face à eux dans la classe, je me déplace, je déclame, je projette des images et des sons sur un écran, j’invite des gens de l’extérieur, je lis leur texte à voix haute, ils applaudissent, questionnent, rient. Quel rapport avec ce dérisoire appel à distance ?
Où sont-ils ? Que font-ils en ces temps d’enfermement obligatoire, à Argenteuil ou ailleurs, dans cette banlieue qui manque de forêts où se cacher, de prés, de lignes de fuite, d’horizons. Ils n’ont même pas la chance de faire l’école buissonnière. Ils ne courent même pas sur le stade au pied du lycée comme pendant les dernières vacances. Ils ne peuvent pas se retrouver en bande au pied de leur immeuble. Que font-ils ? Sont-ils heureux de cette interruption soudaine des cours, des stages qu’ils devaient suivre en salon de coiffure à partir de mai, de l’arrêt du train-train de l’école et du silence de la rue ? Sont-ils heureux chez eux ? Seuls ? En famille ?
Je repense à ce que les professeures m’ont révélé à demi-mots au cours de l’année. Les violences familiales chez certains. Je ne veux pas dramatiser ou simplifier ; je ne les connais pas suffisamment pour envisager ce qu’est le confinement de chacun d’entre eux. J’ai hâte d’en discuter avec eux lorsque je les reverrai.
Mes messages restent lettre morte. Les professeures ont du mal aussi à garder le lien, même pour les matières obligatoires.
Un jour enfin, une réponse. C’est Atem, le "mineur isolé", celui qui vit à l’hôtel, sans famille et sans revenus. Il m’envoie un texte où tant bien que mal, il continue l’histoire des sportives que nous avions commencée en classe quelques semaines auparavant. A l’époque, je lui avais demandé de décrire la vie de Zahira, l’une des trois héroïnes de notre histoire. Il a imaginé sa vie au Maroc, ses débuts d’athlète, sa fierté de représenter son pays lors d’un championnat imaginaire. Il a fait des recherches, a joint à son texte un extrait Wikipédia qu’il a traduit en français, à propos de la championne et femme politique Nawal Al-Mutawakkil, qui visiblement l’a inspiré. J’ignore comment il a eu accès à un ordinateur depuis sa chambre d’hôtel.
« Atem, je ne m’en fais pas pour lui, il s’en sortira » me répond Souad quand je lui fais part de la bonne surprise. Elle le sait très intelligent, débrouillard, combatif.
Où sont les autres ? Que font-ils ?
Nous en parlons au téléphone avec les coordinatrices de la résidence à la Région Ile-de-France. Les professeurs disent leur difficulté à joindre les élèves et leur regret de nos mardis matins. Malgré mes doutes, je choisis d’être optimiste. J’ai une chance : ma résidence est longue, elle est prévue pour durer dix mois, à cheval sur deux années scolaires, avec les mêmes élèves. Je suis donc à peu près sûre de les retrouver à un moment ou un autre. J’espérais que ce fût dès ce mois de mai. Etant donné la situation et le calendrier du déconfinement, ce ne sera probablement pas avant septembre prochain. Un immense temps d’absence et de silence avant le retour à la normale. Atem sera-t-il toujours en France à la rentrée de septembre ?
Il faudra en tout cas repartir presque à zéro avec tous les élèves. Eux qui commençaient seulement à se saisir d’un stylo avec un peu moins d’appréhension. Qui commençaient à peine à se frotter aux arts, à l’écriture, à la littérature. Il faudra recommencer, pas d’autre choix, et même tenter de faire mieux. Je range en tas net les derniers textes qu’ils m’avaient rendus. Ils resteront sur mon bureau jusqu’en septembre.