François Durif | Il est parti

Sous-couche

Il m’arrive de couper la parole. Oui. Il m’arrive de couper le temps par la parole. Aussi. Il m’arrive de parler trop. Oui, aussi, souvent. Il m’arrive de m’en vouloir. Après coup. Oui, tout le temps. Je me dis alors que j’ai trop parlé. Ne sais plus trop ce que je leur ai raconté. Après une soirée trop arrosée, je peux très bien ne pas parler pendant plusieurs jours d’affilée. Essoré. Ne plus entendre aucune voix, si ce n’est celles qui me parviennent par le canal de la radio. Ce qui n’empêche pas qu’à la prochaine sortie, c’est reparti, je ne résiste pas, un flot de paroles, de la bouillie, ça peut tomber sur n’importe qui, le premier venu, celui qui n’a rien demandé, je lui tombe dessus et lui parle jusqu’à ce qu’il trouve un prétexte pour se dérober. La nausée. À cet instant, c’est comme si l’air se chargeait de toutes les paroles tues d’une journée. Quelque chose tourne à vide, je le sens. Pas bien dosé, le gars. Un vrai moulin à paroles. Pour brasser de l’air, je ne laisse pas ma place. Une machine célibataire, c’est comme ça que je me vois. C’est en parlant ainsi à tout va que je fais le vide autour de moi. Tout cet air mouliné au-dehors, il entre dans le corps, la tête, par tous les pores. Puis, ressort, chargé de toutes les paroles usinées au-dedans ; certaines sont reçues, d’autres sont trop esquintées pour être audibles. Maintenant, vous comprenez mieux la difficulté à laquelle je suis confronté. Trouver la forme, le bon débit, c’est ce que j’ai de mieux à faire, vous l’avez dit. Viendra bien assez tôt le temps où la bouche sera scellée. Un jour, tombe. Un autre, nuée.

Rêve du matin : ce qui devait arriver est arrivé, j’ai rêvé ce matin que j’étais le maître de cérémonie de ma propre cérémonie, je me rendais à l’accueil du crématorium du Père-Lachaise avec l’enveloppe contenant les papiers requis, cherchais des yeux Fabienne derrière le comptoir, pour lui annoncer d’un air faussement détaché que je serai le prochain défunt, elle pourrait vérifier, c’étaient bien mes prénom et nom qui étaient écrits sur les formulaires, bien que ma position ne semblait pas trop me mettre dans l’embarras, il y avait rien d’évident pour celui qui assistait à la scène : être celui qui est dans la boîte et être celui qui se présente comme le maître de cérémonie, celui qui distribue la parole avec parcimonie, ouvre et clôt la cérémonie, pas non plus à l’abri de dire des grosses conneries, le plus surprenant, c’est que ladite cérémonie ait finalement lieu dans la salle de la Coupole, puisque, si je me souviens bien, de mon vivant, j’étais résolu à être inhumé dans la sépulture de famille dans le cimetière de Vic-le-Comte, en pleine terre, auprès du père et de ses parents, avec moi s’éteint la lignée Durif, c’est au moment de comprendre que j’étais pédé que j’ai compris qu’avec moi s’éteindrait la lignée Durif, je ne transmettrai pas le nom, la question qui se posait alors, c’était comment le transmettre autrement, il faut croire qu’il n’a pas été possible de trouver une autre salle pour la cérémonie qui se déroulerait à Paris en présence des amis, apparemment il va y avoir du monde, quand je jette un coup d’œil au canevas de la cérémonie imprimé à l’attention de celles et ceux qui prendront la parole, je savais pas que j’avais autant d’amis, je rêve, je ne pensais pas remplir la salle de la Coupole, c’est à partir de ce moment-là que je glisse d’un état de conscience à l’autre, des bouts de phrases émergent, je cherche à les retenir, ce ne sera peut-être pas ma meilleure performance, trop de grumeaux dans la pâte-mot, depuis le temps que je tourne autour, la vie, la mort, le vide sur lequel je me suis construit, je n’en ferai jamais le tour, apparemment, c’est mon jour, tous les promeneurs sont venus, celles et ceux qui m’ont suivi dans mes virées au Père-Lachaise ont tenu à être là le jour de mon départ, ça fait chaud au cœur, ça fait froid au corps, j’ai les extrémités froides, certains prendront peut-être la parole, témoigneront, prendront le relais, par leurs pensées, leurs gestes, je reprendrai des couleurs, combien voudraient être à ma place, en train d’assister à leur propre cérémonie, je me tiendrai au silence, les laisserai parler à ma place, à mon adresse, c’est assez maintenant, ça suffit, Durif s’est tu : il est parti.

6 novembre 2019
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