François Durif | La chance

Ils m’ont pris pour un écrivain. C’est la chance. Je leur avais pourtant bien dit que mon projet reposait sur le « comme si  ». C’est une fiction. Je ne sais plus conjuguer les temps. Le passé, toujours, se télescope au présent. Rivé àma table, c’est le dos qui morfle. C’est musculaire. Je recopie dans mes cahiers les phrases des autres. Jusqu’àce que je trouve les miennes. Les leurs se mêlent aux miennes. Je cite trop, je sais. C’est un mauvais pli.

Je vois la mort comme un dépli, un dépliement.

Je me souviens de la première fois où je me suis rendu àla chambre funéraire des Batignolles – sorte de boîte àchaussures coincée sous le périph. C’était un maître de cérémonie des Services Funéraires de la Ville de Paris qui m’y avait introduit. Les différents salons où les familles pouvaient se recueillir auprès du corps de leur défunt étaient affublés de noms de fleurs ou d’arbres. Au moment où le maître de cérémonie s’apprêta àouvrir la porte d’un des salons afin de me confronter àla vue d’un mort, il se voulut rassurant : Tu n’as qu’àte dire qu’il dort.

Cette métaphore du sommeil pour désigner la mort m’a toujours agacé. Quand on se cogne au corps du mort, on ne se dit pas qu’il dort. C’est un morceau de bois mort. Ce n’est déjàplus la personne. C’est sa dépouille. On n’a vraiment pas l’impression qu’il dort. Il n’a pas le teint d’un dormeur. Il ne sent pas toujours bon. Si ses joues sont roses, c’est qu’elles sont fardées. Ses cheveux, on dirait du foin. Le plus émouvant, ce sont les mains. Les mains sont toujours plus faciles àregarder que le visage, même si elles semblent de cire. Ce n’est pas comme si. Ce n’est pas comme s’il dormait. Ce n’est pas non plus le moment de lever les yeux au ciel.

Puis, les yeux humides, le maître de cérémonie se confia sur la réalité de son métier : il avait plus souvent le sentiment de faire le service minimum – transport de corps, transport de papiers – que d’avoir àmener une cérémonie en y mettant la forme. Sa physionomie exprimait sa lassitude et il ne lui restait plus que quelques années àtirer. Et après ? Finalement, je ne me suis pas engagé dans les Services Funéraires Ville de Paris, j’ai préféré me tourner vers l’agence de Raphaë l Confino. Durif àL’Autre Rive, ça sonnait plus juste, il me semblait aussi plus simple d’y accomplir ma mue. Il m’a transmis les rudiments du métier et la confiance qui me manquait : Dis-toi que tu en sais toujours plus qu’eux sur les démarches àfaire et le déroulement des obsèques. Certes.

Quand vous travaillez pour une grosse enseigne – PFG ou SFVP –, vous êtes soit conseiller funéraire, seul dans une agence, derrière un écran d’ordinateur en train d’enregistrer les données, soit maître de cérémonie qui découvre la famille àla chambre mortuaire, réduit àsa partition, àla danse des petits pas. La particularité àL’Autre Rive, c’est qu’àpartir du moment où j’accueillais une famille, j’étais leur conseiller funéraire, établissais le devis, remplissais les formulaires àleurs côtés, passais les commandes, me rendais àla mairie pour la déclaration de décès, avais le temps de constituer le dossier, entrais dans l’histoire de la famille, étais leur maître de cérémonie, passais parfois la journée avec eux, avais la possibilité de glisser un mot plus personnel, donnais le tempo, annonçais, nommais, scandais les différents temps de recueillement, les accompagnais jusqu’au lieu de sépulture, restais jusqu’àce que la pierre soit scellée, disposais les fleurs sur la pierre, serrais les mains, devais trouver les mots pour clore, et, selon l’heure, retournais àl’agence ou rentrais directement chez moi.

Comme si c’était hier. Le trajet est comme gravé dans ma caboche. Làaussi ils me faisaient confiance. À mon grand étonnement, j’étais perçu comme un professionnel, alors qu’au-dedans, ça tanguait. Dans ce métier, j’ai donc appris ce que voulait dire le mot « confiance  ». Quand une famille me confiait les obsèques de leur proche, je ne pouvais me dérober, répondais du bon déroulement de celles-ci. Un pas de plus pour se perdre, et l’on se trouve. Si j’étais écrivain, je serais resté àcette place, me suis-je souvent entendu dire. Depuis ? C’est une errance. De la maintenance.

22 octobre 2019
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