Histoires (jour 10 et quelques autres)
La première fois, dans la classe de Julie, on a regardé trois beaux extraits du film de Maki Berchache et Nathalie Nambot, Brûle la mer, on a relevé à l’écrit, au moment de l’écoute, les phrases qui retentissent, elles faisaient allusion à la corruption, aux milliers d’euros pour acheter un visa au marché noir, celle-ci a tout particulièrement retenti : partir, c’est un rêve, mon ami, d’ailleurs elle a orienté les écritures, après. Comme l’a fait aussi un extrait du poème de Mahmoud Darwich, choisi parce qu’il évoque le retour (impossible et possible), et qu’il fonctionne par anaphores : emmène-moi vers une pierre, emmène-moi vers une lune, emmène-moi vers un voyage, vers une corde, vers un hymne ou vers un mythe.
Chacun a écouté, écrit puis lu, debout, aux autres, son texte. Les applaudissements ont suivi. Puis j’ai photographié les textes, à la va-vite, pour mémoire, avant que tout le monde ne se disperse, et alors un élève m’a dit : vous n’allez pas nous les voler, quand même ?
Non, et on ne les donnera même pas ici, on attendra qu’ils soient saisis, signés.
La deuxième fois, dans la classe de Julie, c’est tout à l’heure. On a plein de phrases qui retentissent et à faire retentir. Celle-ci, de Stephen Ngatcheu, prise dans son deuxième récit du naufrage dont il est un survivant, dont il est un des rares survivants : Nous étions cinquante-deux quand nous voulûmes affronter l’ennemie finale, la mer. Ce qu’il y a dans ce voulûmes. Le voyage impossible et possible, subi / voulu, selon le moment où on se situe, le bouleversement des temps est le bouleversement des expériences : j’étais au bord de la mer, on nous frappait pour qu’on rentre dans le bateau, on n’avait pas le choix, il fallait fuir (la Libye, le Maroc, les forêts, etc.). On raconte une fois. On raconte une deuxième fois et alors c’est au passé simple, c’est héroïque, il y a des bataillons, nous voulûmes affronter l’ennemie. Dont nous triompherons.
Il pleut, comme presque chaque jour depuis quinze jours.
La capuche ôtée par le vent, passant devant le grand espace muré de grilles de chantier, près de l’école maternelle et primaire Marie Pape Carpentier.
Monique, présidence de l’ASTI 93, à qui confinement et couvre-feu ont retiré une partie de sa vie militante, sociale et culturelle, me dit de regarder par-dessus les parapets de chantier : un immense trou, de la terre brune et boueuse. C’était le trou pour la Mosquée, me dit Monique, mais elle ne se fera pas là. Le promoteur et le porteur du projet ont eu un litige, quoi qu’il en soit la Mosquée, comme on dit dans les journaux, n’est pas sortie de terre. Elle est prévue ailleurs.
Mardi dernier, jour de l’atelier scolaire, à Montfermeil, on a raconté une histoire de paternité. Phaéton a quinze ans quand il demande à sa mère de lui dire qui est son père. Ton père, c’est le dieu, c’est le Soleil. Pas vrai ? Si ? Si. Comment en être sûr ? Ah, on n’est jamais sûr. Mais encore ? L’enfant Phaéton prend son élan et monte, monte, monte au palais, là où il y a du feu, des flammes, et le père supposé, assis sur son trône. À qui l’enfant demande une preuve de paternité ; le père est coincé. Donne-moi ce que je veux et je te croirai. Tu seras mon père, dit l’enfant. Qu’est-ce que tu veux, enfant ? Conduire le char du soleil, évidemment. La seule chose qu’il ne peut pas avoir, c’est bien trop dangereux. Le père donne quand même. Le fils monte. Et là, et là je me suis arrêtée.
À vous de dire, après.
On se doute bien comment ça finit chez Ovide : mal.
Les enfants du foyer, pendant que les éducateurs cherchent sur Internet les images du char en feu, essaient de se concentrer.
M. décide de passer par l’ordinateur, et un autre garçon, un autre M., aussi.
Tous les deux écriront une phrase, une seule.
Chacun entretient avec sa phrase une relation personnelle.
Le premier M. l’imprimera et découpera, avec soin, le papier tout autour, si bien que j’ai une petite vignette de phrase, posée sur le rouge du formica de la table. La phrase a été organisée d’une manière longuement pensée. Dans cette phrase, selon M., aucun doute, Phaéton meurt.
Il va mourir car s’il fait le tour du
soleil :
il sera à l’envers
il va finir
dans une maison, mort
Le deuxième M. a écrit lui aussi une phrase unique. J’ai trouvé qu’une autre aiderait la première. J’ai proposé de l’aide. M. n’a pas dit non. On a donc essayé de poursuivre. J’ai dicté quelque chose. Quand on a imprimé le texte de deux phrases, M. a expliqué aux camarades que la deuxième phrase (la mienne) était nulle, il fallait penser son texte sans. Sa phrase, texte à part entière, la voici, une fois retiré bien sûr le tronçon que j’y avais, sans délicatesse, ajouté.
Phaéton prend le char de son père après Phaéton il tombe dans le soleil après Phaéton devient le soleil son père et Phaéton ne font plus qu’un.
Fusion de l’enfant dans le père, ce n’était pas la mort, ce n’était pas la mort à l’envers du premier M.
Ce jeune homme, qui devrait être en cinquième et n’est pas scolarisé, a énormément écrit. Son texte est écrit au passé simple, tout le monde s’en émeut, au moment de la lecture.
Phaéton n’est pas parti seul, le père l’a accompagné dans le voyage, ils transpercent tous les deux, sur les chemins du ciel, des anacondas, ils arrivent à la fin dans un pays de glace, après de multiples péripéties. Le char de feu fait fondre les rochers, le père a terriblement peur pour son fils et meurt de chagrin, le fils revient seul au palais du père et, comme dans les vraies légendes (dont on a défini le mot, tout à l’heure), le fils prend la place du père.
Cet autre jeune, qui est arrivé du Mali seul, et ne sait ni lire ni écrire, a dicté : Phaéton peut tomber, être handicapé ou mourir, c’est très dangereux. Phaéton tombe et meurt, son père était bien le soleil, et il a eu ce qu’il demandait.
Et puis il y a le texte de Walid. Walid est scolarisé maintenant, si bien qu’il est là pour le plaisir. Dans son texte, tout raturé tellement il l’a corrigé, hélas, Phaéton meurt. Mais la lune a des pouvoirs : elle remonte le temps. La mère de Phaéton, qui a perdu son fils et est inconsolable, prie la lune de bien vouloir remonter le temps. La lune n’est pas contre. Mais elle va demander quelque chose en échange. Qu’est-ce qu’elle veut ? Ah, dit la lune, c’est cher, cette course dans le passé. Oui ? dit la mère, pleine d’espoir. Je veux ton fils. Je veux que tu me le donnes en mariage. OK, dit la mère. Phaéton revient donc à la vie, et doit épouser la lune froide et belle. Il refuse. Comment ça ? Il négocie : ah, peut-être, peut-être, je t’épouse mais il me faut une preuve. Une preuve ? Encore ? Oui, la preuve que tu m’aimes, dit Phaéton à la lune. La lune dit : je ne l’ai pas prouvé, déjà, peut-être, que je t’aimais ? En te sauvant, je l’ai prouvé. C’est vrai. La suite est une autre histoire, a écrit Walid, celle où on se marie et fait de nombreux enfants.
Chez Ovide, on se souvient, la terre était brûlée, l’enfant était pleuré, les sœurs devenaient des arbres sans fin.