Interview Valérie

Valérie
Il faut que vous sachiez que je n’aime pas l’alcool

Avec l’alcool, ça a commencé par un verre qui m’a plu, après avoir arrêté la drogue et après avoir eu ma fille, pour me décontracter, mais en réalité, je buvais déjà avant, en boîte de nuit.
J’ai connu mon mari actuel en lui tombant dessus en boîte de nuit. J’étais ivre morte déjà à l’époque. J’ai arrêté de boire pendant que j’étais enceinte, et après, quand j’étais jeune maman, je travaillais en même temps, ça commençait à être dur, donc, j’ai recommencé, enfin, j’ai continué à boire, mais de façon insidieuse.
Ça fait vingt-cinq ans de boisson.

Au début, c’était un verre, et le verre était de plus en plus grand, j’augmentais les doses, un peu tous les jours, mais sans m’en rendre vraiment compte, ou alors, en ne voulant pas m’en rendre compte, de façon inconsciente, je ne sais pas.

Ce qui m’a toujours surprise, c’est que mon mari n’ait jamais rien dit. En cela il est, et je dis ça sans méchanceté, aussi coupable que moi, mais ça n’entraîne aucun jugement de ma part ce que je dis là, mais je pense qu’il a sa part de responsabilité.
Il me voyait boire, il me voyait boire de plus en plus. Il m’a vue boire, là, ces dernières années où j’avais des problèmes à mon travail, un patron très dur, il m’a vue boire.
Je prenais des médicaments, de la coke en même temps.
Au début, c’était peut-être festif, mais là, ça devenait vraiment sordide, et il n’a rien fait. La seule chose qu’il a dite, c’était : je trouve que là, tu vas un peu fort.
Quand il disait ce genre de choses, je devenais très agressive, et presque hyper dominante, et je lui répondais, alors que je suis généralement douce et attentionnée (j’ai une relation un peu maternelle avec lui), je lui disais : « tu n’es pas mon père, tu n’as rien à me dire, c’est ma vie, fous-moi la paix, va te faire foutre. »

L’alcool, au début, quand je sortais en boîte, c’était la fête, et puis après c’est devenu très vite une solution. Une solution aux problèmes que je ne voulais pas voir, que je ne pouvais pas affronter. C’était un paravent, c’était un voile.

L’alcool, ça sert toujours à quelque chose. Au début c’est amusant, je me marrais bien, je dansais le week-end, et je me disais « tiens, pourquoi tu ne boirais pas dans la semaine ? » Donc, je me suis acheté une bouteille, et en fait, ça a commencé comme ça. J’ai pris une cuite au whisky, un jour - une horreur ! - je n’ai jamais pu reboire du whisky, enfin, quand je n’avais pas de vodka j’en buvais, il fallait que je mette beaucoup de jus d’orange, parce que :

Il faut quand même que vous sachiez que je n’aime pas l’alcool.

C’est un grand paradoxe. Je n’aime pas l’alcool. Pas un verre de vin ou de bière. En fait, je ne buvais que de l’alcool blanc, parce que je trouvais que ça se voyait moins.
Bien sûr, je rêvais.
Souvent les femmes ont des ruses, parce que les préjugés sont immenses vis-à-vis des femmes. Une femme qui boit c’est une pochtronne, une sale mère, une salope, enfin, une femme de mauvaise vie, pochtronne.
Donc, je buvais de l’alcool blanc, vodka, gin, tequila, mais le problème : à la fin ça ne faisait plus assez d’effet alors que je mettais des doses énormes, dans des verres d’eau, des verres de moutarde… Au début, c’était juste un fond, à la fin c’était le verre à ras bord. Je mettais un peu de jus d’orange, comme ça j’avais l’impression que personne ne voyait, personne sentait, que personne n’était au courant.

Je buvais avant d’aller chez ma mère, parce que je ne supportais pas ma mère. Je l’ai longtemps rendue coupable de ma toxicomanie et de mon alcoolisme, mais je me suis rendu compte que non. Moi, c’est moi. Il faut arrêter d’être narcissique comme ça. C’est moi qui suis coupable, non pas coupable, mais… en tout cas, responsable de mes actes, et c’est moi qui ai décidé de me shooter et de picoler.

Quand ça devient un problème, c’est insidieux aussi. Je ne m’en suis pas rendu compte. Je ne me souviens pas d’un jour où je me suis dis : « tiens, t’abuses ». Non, pas du tout, c’était une continuité de boissons sans fin, j’augmentais la dose, et un jour je me suis rendu compte que la bouteille de vodka ne suffisait plus, donc je suis partie en acheter une autre. Et j’ai commencé à acheter des bouteilles en plus et cacher la bouteille achetée à mon mari, qui lui était toujours resté à un stade où il ne voyait pas que je buvais, et j’ai acheté une autre bouteille de la même marque. D’une bonne marque, enfin, au début, c’était ça. Une bouteille, je la cachais dans le panier à linge sale et j’allais tout le temps à la buanderie, et comme lui, il n’y mettait jamais les pieds, ça tombait bien. C’était assez décentré, et voilà, je prenais un verre avec moi, et glouglouglou, j’avais toujours le même verre à la main.

Et là, je me suis dit, quand même, il y a un problème, si une bouteille ne suffit pas. Après, je me suis voilé la face, complètement, et j’en ai acheté trois. Et après, j’en ai acheté quatre. Et là, le problème c’était que je ne savais plus où mettre les cadavres. Régulièrement je mettais un cadavre à côté d’un autre, et ça faisait : Pling !
Mon mari entendait ça, il demandait, je disais, oh, ce n’est rien, c’est la machine à laver. Mais il n’est pas bête !

Il y a beaucoup de silences autour.
Ma mère, mon mari, mon enfant, tout le monde savait, moi aussi je savais. Rien ne se passait, c’est un sujet tabou.
C’est un des plus grands tabous, l’alcoolisme.
C’est pire que quand j’étais toxicomane, pire.
T’es toxicomane, t’es presque considéré quand tu arrêtes, parce que la drogue et tout… Mon frère, par exemple « oui, c’est génial que tu t’en sois sortie, c’est tellement dur ! » Qu’est-ce qu’il en sait, lui, il ne s’est pas drogué, lui !
Par contre, l’alcool : « ah bon, t’as arrêté l’alcool, et alors ? »

Bien sûr, mon frère aussi le voyait. Quand j’allais chez lui, j’ai vingt mille cousins et cousines, mon frère me servait un apéritif, et je me disais « vivement qu’il m’en serve un autre ». Et généralement, il n’en servait pas, alors je prenais. Je parle de mon frère mais je faisais ça partout, je prenais moi-même la bouteille, et je me servais un grand verre. Mais je mettais du jus d’orange avant, ou un autre jus, n’importe quoi d’ailleurs, pour pas qu’on voie la dose, mais je me suis fait griller par ma fille.

Je prépare l’apéritif pour tout le monde et j’en mets un peu de côté pour qu’il y en ait assez pour moi, et là, je mets le jus d’orange en premier, et je me sers et là, ma fille m’a vue. Enfin, elle savait.
Quand j’ai fini aux soins intensifs à l’hôpital pour mon AVC, l’infirmier a été voir mon mari et lui a dit, vous savez, votre femme souffre d’alcoolisme, et il a dit : « Je sais ». Et là, toute ma famille arrive. Et en fait, cet abruti d’infirmier a dit devant mes parents, devant mes cousins, mes cousines, mes neveux et mes nièces, enfin devant toute la famille, « Madame est alcoolique ».

Toute ma famille est rentrée dans ma chambre, j’étais en soins intensifs avec des machins partout, et on leur a annoncé que j’étais alcoolique, et en fait, ça n’a pas généré de questions. J’en déduis qu’ils savaient tous. Personne ne s’étonnait : « ah, t’es alcoolique !? » Ça m’a perturbée, ce silence. C’est très perturbant, parce que j’ai quand même failli crever, et alors, mince, ils ne me posent pas de questions. Au début, ça m’a agacée, alors je leur ai dit que j’allais faire l’hôpital du jour, je vais me faire soigner, et je me suis dit, après ils vont quand même me poser des questions.
Que dalle !
Alors, des fois, je leur dis, « vous savez, je suis à dix mois », « ah oui ? », et c’est tout. Et quand t’es invitée après, t’as que des jus de fruit sur la table, ce qui est tout à fait irritant, parce qu’ils n’ont pas compris que ce n’était pas une question de volonté, c’est une maladie, de l’addiction !

C’est moi-même qui décide si je bois ou pas.
Ils ont beau mettre rien sur la table, si je veux picoler, je ne les ai pas attendus pour picoler.
Dans le temps, je picolais avant d’y aller.

Pour sortir de là, je n’ai pas eu droit au médicament, en neurologie, ils ne voulaient pas me donner du Valium. Je n’ai eu que la moitié d’un Valium 2, donc autant pisser dans un violon, c’est complètement inefficace.
Je n’ai pas beaucoup dormi, je me demandais même pourquoi je ne dormais pas. C’était hallucinant. J’avais des tremblements, les médecins m’ont dit que ça n’avait rien à voir avec l’alcool, ils m’ont dit aussi que pour le sommeil ça va aller.
Un jour, ils m’ont donné un Valium. Je ne sais pas ce qui leur avait pris, j’étais prise d’une crise d’exaltation, crise de rire avec ma voisine, tout le monde est venu voir, c’était au bout de huit jours à l’hôpital.
J’étais complètement à l’ouest, morte de rire, du coup ils m’ont arrêté le Valium. Ils ont dû croire que j’étais accro au Valium aussi.

De toute façon, j’ai toujours été accro à tout.
Maintenant, je suis addicte au chocolat. Bon, c’est moins nocif.

Ce qui m’a soignée, c’est la parole.

Je suis restée une douzaine de jours à l’hôpital.
Mon mari avait viré toutes les bouteilles, sur le coup ça m’a beaucoup énervée, mais je l’en remercie. Il est resté une semaine avec moi, il avait pris une semaine à son boulot, et il a retiré toutes les bouteilles.
Rétrospectivement, je trouve ça très bien.
Je me suis enfermée, j’avais un taxi conventionné qui me cherchait tous les jours pour la rééducation, et je faisais chez moi – hôpital, cafétéria, et l’inverse. Je n’osais pas sortir.
J’étais en instance de survie totale.
Je me suis dit, c’est comme pour la came, tu ne vas plus dans certains endroits.

Et surtout, il fallait que je me coupe de mon travail. Je ne dis plus maintenant que c’était ça qui m’avait fait boire parce que j’aurais pu solutionner ce problème. J’avais un patron dont la psychologue m’avait expliqué que c’était un pervers narcissique.
Il ne m’avait pas choisie par hasard, bien sûr.
J’ai persisté à travailler pendant trente et un ans.
Au bout d’un moment, j’ai aussi eu la fille qui s’est associée avec son père, deux caractères exactement similaires, et une espèce de perversion narcissique qui s’est installée entre la fille et le père.
Le lundi, on te dit une chose, et le mardi c’est le contraire. J’ai démissionné un moment donné, et il m’a dit, je refuse votre démission. Vous êtes trop bonne. Ah, vous êtes extraordinaire ! et le lendemain, tu es à chier.

À côté de ça, pour ma thérapie, j’ai écouté tous les conseils. Et je dis bien, tous ! Que ce soit des patients experts, des médecins, les thérapeutes, même des médecins qui s’occupaient de mon corps, j’ai écouté absolument tout.
Je me suis considérée comme novice en la matière puisque depuis l’âge de seize ans, je me défonçais.
On ne peut pas faire ça seul.
Si j’étais restée toute seule chez moi, ce qui se serait passé, après les quatre mois où je suis restée enfermée, c’était vraiment le bazar dans ma tête, je serais sortie le cinquième mois, j’aurais trouvé un prétexte pour aller au supermarché, inconsciemment bien sûr, et j’aurais racheté une bouteille.
Mais là, le cinquième mois, je suis sortie, grâce aux groupes de paroles, puisque leurs avis sont très importants. Je suis donc allée, pour la première fois, au bout de cinq mois, dans un café, alors que je n’avais jamais bu au café.
Et j’ai pris un café, et c’était super bien !
Je me suis dit, ben, c’est super ! Il ne m’arrive rien. Nombre de gens m’ont demandé, mais comment tu fais pour aller au café ? Mais moi je dis, je n’en ai rien à faire d’aller au café, je bois du café au café.

J’ai fait des groupes de paroles, trois fois par semaine, j’ai fait l’hôpital du jour, huit mois, ce sont quasiment eux qui m’ont jetée.
Ce qui se construit là, c’est un lien humain. Un lien humain qui permet de parler.

Tu ne vas pas parler comme ça, à des inconnus. Tu parles à des gens qui ont connu la même chose que toi. Beaucoup plus qu’à un psychiatre ou un généraliste.

Il faudrait transmettre cette expérience à des médecins, par exemple. Un jour, je suis allée voir un généraliste, parce que je n’avais pas de médecin traitant, évidemment je n’avais pas envie d’en avoir un, parce que je savais qu’il allait voir, donc, surtout pas de médecin traitant.
Un jour, je fais venir SOS Médecins, j’avais une bronchite. J’avais un peu de fièvre, donc je l’appelle, il vient. Il m’examine, et d’un coup, il me dit : Alors, c’est combien de café calva le matin ? Et là, ce mec, j’avais envie de le taper, c’est l’inverse d’un thérapeute. Il faudrait les former.
J’en ai connu un autre. Ma fille était petite, elle avait huit ans. J’avais trouvé un médecin pas loin. Il lui, il me dit : vous êtes à combien de bouteilles ?
Je venais pour ma fille. Et il a dit ça devant ma fille.
Alors j’ai dit « mais qu’est-ce que vous racontez, je ne bois pas. »

J’ai toujours adoré la littérature et la lecture. J’ai fait lettres au lycée, ensuite j’ai fait la philosophie à la fac, et après le DEUG, j’ai commencé à partir en vrille, à vivre en communauté, où on passait notre vie à nous défoncer. On avait l’impression de faire des grandes choses et écrire des romans, j’en ai écrit sept, mais je ne veux même plus les ouvrir.
De toute façon, on a tendance à ne pas trouver terrible ce qu’on fait, mais alors là…

J’ai commencé à écrire à douze ans. Et quand j’ai donné mes écrits à ma mère, j’ai écrit des poèmes que je trouve vraiment pas mal maintenant, et ma mère m’a dit, je n’ai pas le temps.
Elle n’a même pas ouvert !
Un jour j’ai écrit un truc qui s’appelait « Volubilis », et elle n’a pas voulu le lire non plus, et j’ai écrit « La leçon des ténèbres », c’était l’histoire de ma plongée dans la drogue, mais surtout de ma sortie de la drogue. Donc je trouvais ça vachement bien qu’elle comprenne.
Mais comme beaucoup de parents, elle a la réaction de rejet. Par peur de savoir ce qui était à l’intérieur de moi vis-à-vis d’elle.
Elle m’a dit, je ne lirai jamais ce truc. Ce qui m’a profondément blessée, et j’ai lâché le truc, je dis, merde.
Comme si c’est toujours l’approbation de la mère…
Pour moi, l’approbation de ma mère était très importante, c’est ça qu’on cherche toujours.

L’approbation de ma mère, je ne risque pas de l’avoir maintenant, et je ne l’ai jamais eue. J’aurais dû me l’approprier mais je n’avais pas les armes. J’étais déjà orpheline de père.

Mais enfin, tout ceci n’explique pas… ne justifie pas que j’ai bu.
Participer maintenant à l’élaboration d’un livre, pour moi, c’est une catharsis. Tout ce qui est artistique me transporte.
Tout ce qui est artistique m’envahit, me porte. Je suis très portée aussi sur la méditation, sur tout ce qui est spirituel, philosophie, poétique.
Pour moi, Apollinaire, c’est le plus grand.

Ça rentre direct, on n’a pas de système de défense.
Je me souviens très bien, j’étais petite. Je me vois encore écrire dans ma chambre, et quand ma mère entrait, j’avais peur. J’avais envie qu’elle lise, mais j’avais presque honte d’écrire. Parce que je n’étais pas comme les autres.
Ensuite, ça a continué, au lycée. Les autres ne comprenaient pas. Je n’avais personne à qui parler, et moi, ça ne m’intéresse pas de parler de choses superficielles.

En fait, je redeviens celle que j’avais été avant l’alcool. Je suis en train de me reconnecter à moi-même au travers de mon corps. Oui, je redeviens celle que j’avais en moi à seize ans. Celle que je suis en moi-même, et je suis tous les jours à peu près la même.

3 mars 2019
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