L’appropriation culturelle

L’Institut français m’a conviée dans le cadre d’un séminaire à l’attention des responsables du livre et de l’édition des Instituts français internationaux à discuter de la notion d’appropriation culturelle lors d’une table ronde réunissant l’auteur Elgas et son éditeur Gilles Kraemer des éditions Riveneuve, Timothée de Fombelle, auteur et Thierry Laroche, éditeur chez Gallimard. La rencontre était animée par Yves Chemla, professeur à la Sorbonne. Voici en substance quel a été le propos de ma prise de parole lors de ce Séminaire.

Pour rappel, la notion d’appropriation culturelle désigne l’utilisation d’éléments d’une culture particulière par les membres d’une culture dite « dominante » dans la mesure où la question soulevée par cette notion s’inscrit dans une analyse postcoloniale. Elle renvoie alors à l’idée d’une spoliation et donc à une sorte de néocolonialisme. Il faut saisir la légitimité de la critique opérée par l’appropriation culturelle en tant qu’elle met en évidence des logiques de rapport de force entre dominants et dominés, où les premiers véhiculent des caricatures exotisantes, puisent dans un matériau à des fins mercantiles et rabaissent la culture des minorités au rang de simples éléments esthétiques dénués de valeurs symboliques, sociales et politiques. En ce sens, il y a une voix salutaire qui s’exprime dans ce refus que des membres d’anciennes puissances coloniales mettent encore la main sur ce qui a survécu à ce grand déboisement culturel qu’a été la colonisation.

En conséquence, il se trouve que des artistes voient leurs œuvres récusées au motif qu’ils ont pioché dans un patrimoine qui ne leur appartenait pas. Et c’est là que le bât blesse. Car l’appropriation culturelle met en cause des hommes et des femmes qui, dans la pratique de leur art, dans les valeurs auxquelles ils croient, envisagent l’être humain dans sa dimension universelle et se refusent à toutes circonscriptions identitaires. L’art, l’inspiration, la création répètent-ils, se moquent bien des barrières, quelles qu’elles soient, fussent-elles légitimes. La transgression est posée comme modalité inhérente à la création. Dans la mesure où leur œuvre ne constitue aucun appel à la haine ni au dénigrement de l’autre, ils estiment devoir pouvoir faire ce qu’ils veulent (remarquons au passage cette succession de verbes).

Non, répondent les tenants de l’appropriation culturelle. Vous ne pouvez plus faire tout ce que vous voulez, tout ce qui vous passe par la tête. Cela ne sied plus.

En conséquence, il se trouve que des artistes voient leurs œuvres récusées au motif qu’ils sont les descendants d’anciennes puissances coloniales, ou pour faire plus court, qu’ils sont blancs. Et c’est là que le concept d’appropriation m’intéresse particulièrement, en tant qu’il fait vivre à une population d’artistes une situation inconfortable et injuste qu’une autre population d’artistes connait bien : le refus de leur œuvre non pas pour ce qu’elle est mais pour ce que eux sont ! Des artistes vont soudainement faire l’expérience de voir leurs tableaux, livres, installations, concerts refusés, parce que la catégorie socioculturelle à laquelle ils appartiennent n’est pas corrélée à la catégorie socioculturelle de leur œuvre.

C’est une situation que les artistes issus des minorités connaissent bien, l’adéquation de l’œuvre à l’origine de l’artiste : elle porte le nom d’assignation culturelle. Il est rarement demandé explicitement à un auteur d’origine africaine de n’écrire que sur son pays d’origine, mais il verra son travail miraculeusement accueilli pour autant qu’il se cantonne lui-même à parler de ce qui est attendu de lui. C’est le début par exemple de la littérature dite beur.

Ainsi pour bien comprendre la question de l’appropriation culturelle faut-il la mettre en relation avec son autre, qui la précède et qui l’induit : la question de l’assignation culturelle où des artistes ont été tenus aux limites arbitraires et abusives de leurs origines. Si l’assignation a créé un pré carré, le voici aujourd’hui défendu par l’appropriation et ce n’est peut-être que justice.

Pour la première fois, des tenants d’une culture dominante sont assignés. Ils s’en émeuvent, ils s’en défendent, ils s‘en moquent, ils s’en énervent, ils s’en désolent. Bref. Ça les occupe. Ça les empêche. Ça les réduit à ce qu’ils sont et non plus à ce qu’ils font. Ça les rend, sensibles à l’injustice qui leur est faite, et partant, peut-être à l’injustice qui est faite aux assignés de tous bords.

C’est en cela que la notion d’appropriation culturelle est à mon sens profitable. Elle met tout le monde dans le même chaudron et fait bouillir d’indignation ceux qui n’ont ni coutume ni intention d’être victimes d’une injustice. Cependant cette expérience de l’injustice – déni de votre travail pour ce que vous êtes et non pour ce qu’il est – est peut-être le début d’un cheminement vers une réflexion de levée de toutes les assignations.

Vers une considération des cultures non dominantes,
Vers une réflexion sur l’éradication de la multi-dimensionnalité de toute culture ramenée à son minimum d’objet esthétique, voire de pure déco,
Vers une réflexion sur le dépassement de cette dualité assignation-appropriation culturelles qui ne saurait advenir sans le remaniement des forces dominantes-dominées.
Vers une réflexion sur la sortie de l’esprit de domination qui consiste à vivre en maître dans la maison de l’autre,
Afin que tous autant que nous sommes, puissions estimer devoir pouvoir faire ce que nous voulons (à nouveau cette belle brochette de verbes) dans notre domaine (qui partage sa racine latine avec domination) artistique et plus largement dans l’univers de la création.

Séminaire du Livre de l’Institut français.
Gaîté Lyrique. Paris. 31 mai 2023

30 juin 2023
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