Le costume pour voir Godot

Le costume pour voir Godot par Nathalia Barbosa (BreÌ sil).
Atelier d’Isabelle Sorente àla Maison des étudiants de la Francophonie.


Parfois, des petits moments insignifiants amènent les gens àdes situations si inattendues que même eux n’y croient pas. Un enfant fait de la natation parce que ses parents, qui n’ont pas de disponibilité, veulent le submerger avec un paquet d’activités pour occuper son temps. Des années plus tard, il participe aux Jeux olympiques au Japon et remporte une médaille d’or. Une femme, dont une trentaine d’années sont déjàécoulées et sa jeunesse a disparu, décide de reprendre ses études et choisit la médecine pour réaliser un vieux rêve. Et puis, un jour, elle découvre un remède miraculeux contre le cancer.

Un éboueur trouve un livre de mode dans la rue et décide de devenir styliste. Il est repéré par quelqu’un d’important, lance une collection et fait un tour du monde grâce aux défilés de ses collections. Boom ! Ce sont de petites étincelles pour des big bangs qui se produisent tous les jours sans que personne les remarque. Il y a aussi des big bangs qui ne fonctionnent pas aussi bien ; ils n’entraînent pas de choses aussi belles qu’une planète habitable avec une place au soleil pour ses habitants. Tel fut mon cas.

C’était décembre, ni ensoleillé ni trop gris, lorsque j’ai décidé de me rendre sur la tombe de Samuel Beckett. Rien de spécial et, comme les touristes, je portais une caméra, qui restait devant mon torse pour servir de bouclier contre le monde qui défilait devant moi. J’ai mis un pull coloré, aux couleurs d’un arc-en-ciel, approprié pour qui flâne deçàet delàen regardant les choses pour la première fois. Mais bien que je n’aie pas pris de photos, il y aurait un évènement qui me marquerait pour le reste de ma vie. Bang.

Ce fut au cimetière Montparnasse où j’ai vu deux enfants pleurant la mort de quelqu’un qui venait d’être inhumé àcôté de Beckett. Imaginez, reposer àcôté de l’un des plus grands écrivains de l’histoire. Et j’étais là, entièrement colorée, contrastant avec une fille et un garçon plus petits que n’importe quelle tombe alentour, mais avec des expressions qui pesaient plus que tout le marbre et le granit du cimetière réunis. Elle avec une robe noire. Et lui avec un petit complet sombre même avant de connaître une vie de préoccupations d’un adulte, qui doit mettre des costumes pour je ne sais combien de rendez-vous. Mais ce jour-là, la mort avait avancé le temps pour eux, avait déconcerté le compas et leur donna la difficile notion de finitude dans un univers qui, après le big bang, paraît ne jamais finir.

Vont-ils changer de vêtements après ces funérailles et mettre des chemises plus colorées, comme moi, et penser au temps qu’il leur reste àjouer, àgrandir, àtrouver l’amour de leur vie et ce genre de choses ? Ou se rendront-ils compte qu’il y a, en esprit, un grand écrivain àcôté de la personne qui les a fait pleurer et qui est devenue une cause de nostalgie ? Que ce fut làqu’une fille aux cheveux blonds et attachés en chignon, tout en noir comme eux, s’était un jour abaissée pour sécher les larmes de chacun ? Et ils frottaient leurs petits visages avec leurs mains, qui devenaient encore plus rouges avec le froissement, et au noir s’ajoutait le rouge et, puis, ils ressemblaient àdeux danseurs de flamenco, mais la musique qui jouait àtravers le monde devait être plus triste que le bruit de constructions tombant en plein tremblement de terre.

Je pense que le souvenir de ce triste jour restera également dans leur esprit, mais avec une autre perspective. Peut-être se souviendront-ils qu’il y avait une fille bizarrement colorée envahissant leur tristesse et ainsi demeurant làpour toujours. Quand j’ai lu En attendant Godot, j’ai oublié le reste du monde et j’ai passé deux jours entiers àessayer de savoir si Godot arriverait enfin. Aujourd’hui je sais que cette patience cachait un certain espoir et un certain optimisme, et les enfants, qui ont déjàconnu la mort, n’auront peut-être pas la possibilité de l’attendre comme je l’ai fait, ni la volonté, ni les circonstances appropriées, puisque dans leur conscience il y a quelqu’un qui est éternellement immobile, qui n’entend plus le bruit de la pluie, qui est peut-être parti avant son heure et qui, contrairement aux personnes dehors pleines de désirs, n’attend plus rien ni personne.

En regardant ces deux enfants, qui désormais sont toujours avec moi àtravers le temps, j’ai eu la sensation d’avoir fait scandale avec ma tenue colorée et, d’une traite, j’ai voulu disparaître, peut-être me cacher dans les tombes. Pour cela, je me suis promenée par le cimetière, en conjecturant l’heure àlaquelle les funérailles finiraient, sans penser si les larmes des deux petits avaient cessé de couler sur leurs joues. Près de làse trouvait une grande avenue, où les gens vont au marché et achètent des fleurs en sachant qu’elles vont se faner et arriveront trop vite àla poubelle.

Il y a aussi ceux qui se battent dans le trafic, sortent de leur voiture et se disputent avec le conducteur juste devant eux. Il y en a plusieurs qui font des allers-retours et je ne sais guère s’ils attendent Godot ou pas. Il y a ceux, au milieu de la foule, pour qui Godot ne viendra jamais. Il y a des gens comme moi, qui, ne sachant pas le jour et l’heure où Godot arrivera, ne pourront pas choisir un costume approprié. Et il y a des gens qui ont été très petits, comme ces deux enfants, et pour qui la mort n’a pas eu de pitié et a montré, trop tôt, que Godot n’arrivera plus.

5 août 2022
T T+