Le théâtre du théâtre
Faudrait-il user de catégories pour ces quelques notes rendant compte de mes prospections au château de Fontainebleau ? Je ne sais pas, je ne pense pas que cela soit réellement utile, sachant que le travail d’écriture se situe précisément ailleurs (sur les trois points déjà évoqués par ailleurs : enquête mythocritique fictionnelle avec les scolaires ; travaux sur Cap au seuil ; ajouts nécessaires aux "Augustes" ; éventuellement exploration des terroirs pour Résidences - répéter aussi pour moi !) ; pourtant je pourrais imaginer aisément ces catégories : les faits historiques plus ou moins mystérieux (i.e. dignes d’être relatés, si ce n’est déjà fait) ; les gens d’ici (mais alors il devient très critique de pouvoir écrire sereinement sur les ressentis, les comportements, les jeux de pouvoir ou simplement les marques professionnelles, tout ceci sans que cela interfère avec ma présence en ces lieux) ; les espaces du château, et ce texte y entrerait sereinement, tout comme celui sur les autres secteurs remarquable : Galerie des cerfs, Galerie François Ier, les deux chapelles, les jardins, les souterrains, les toits, le donjon médiéval / chambre du roi, les cuisines, le vestibule et l’escalier, les chambres et bureaux impériaux, etc.
En quelque sorte, on aurait une autre triade, à flanquer à celle déjà évoquée dans une relation précédente [texte à venir] :
FORÊT < JARDIN > CHÂTEAU
à savoir :
HISTOIRE < GENS > ESPACES
laquelle pourrait également être transposée ainsi :
TEMPS < DESTIN > ESPACE
ou DESTIN représente, en deux [1], l’actualisation du passage du temps à l’espace, une espèce de kairos donc, le passage incarné de l’espèce dans l’individu, de l’informe sans borne, sans consistance, dans la chair finie, limitée, mortelle, ou de la forme à la fonction. Cette même proposition pourrait être également transcrite, voire, ainsi :
INFINI < KAIROS > « TERRE »
le kairos pouvant également représenter une sorte de porte d’entrée de l’infini flux vital dans son actualisation mortelle.
Mais entendons-nous bien : ici je ne prétends en aucune manière proposer une interprétation mystique de notre être au monde ; le fait est que, dans ces questions, on frôle sans arrêt la ligne de démarcation entre raison et irrationnel, ou entre ce qui ressort de l’entendement et ce qui lui échappe tout à fait (c’est-à-dire à peu près tout ce qui compte : la mort, l’infini, et précisément la puissance, rêvée par Nietzsche, Aristote, ou d’autres).
on avait trouvé, derrière les panneaux, l’entrée d’un passage dont on n’avait nullement connaissance...
Cette triade, donc, de termes, serait utile si, comme d’habitude, chacun des termes ne redoublait, à un niveau supérieur (ou inférieur ?) le même enchaînement. En effet un lieu, quel qu’il soit, une salle du trône, une chambre royale, un jeu de paume, une chapelle, n’est-il pas déjà la concentration d’une histoire, de destins personnels et d’espaces internes, et ce à chaque fois, et ce à l’infini ?
...quelque chose donc comme une espèce de réalité non pas augmentée, mais soustraite, un revers du monde, un peu comme, en coulisse, ou derrière le décor, on peut observer les fausses perspectives et les trompe-l’œil, le verso mal fichu mais coulissant, la cuisine fuyante, lieu de tous les secrets, les mensonges et les dangers...
Il serait donc ainsi du ressort de l’écologie de considérer la triade en tant que telle, par le milieu si l’on veut, ce pli de l’univers, qui est à la fois acte et puissance, et associe étroitement (dans la pliure) un espace avec un temps, un hic avec un nunc : l’actualisation même, c’est l’individu, c’est le destin, c’est le kairos. Et ce serait donc ainsi la tâche de l’écriture (qui est aussi une lecture) que de rendre compte de ce pli ? Manière de noter qu’écologie (ou quelle que soit la manière dont on la nomme : « ergologie » ? « enteléchéologie » ?) et littérature (i.e. l’art de raconter des histoires, ou plus exactement, l’art de rendre compte des destins : « moirographie »), deux faces d’une même approche ?
...ainsi donc, dissimulé par un jeu savant de faux châssis escamotables, en retrait de la costière, un escalier étroit mène non seulement au cintre et aux machineries, les poulies, les cordes, le gril, les perches, les porteuses, etc., mais une enfilade de salles dont l’usage ou la fonction restent inconnues au commun...
Mais si je suis disert sur ces questions épineuses ici, c’est précisément pour parler d’un lieu même où celles-ci sont constamment à l’œuvre : le théâtre.
Il y a un théâtre à Fontainebleau : comme toute scène où s’agitent des masques en vue d’une portée éthique, le théâtre est pratiquement le sel même de la littérature (entendue comme décrite ci-dessus). Il accentue la force du roman ou de la poésie en étant également un rite, impliquant donc une société, et de par le fait même, une politique. Il concentre en un lieu restreint les puissances qui dépassent les acteurs et leurs personnages : les dieux les agitent, les sentiments supérieurs, impérieux, les affligent, le silence et la mort sans cesse rôdent et menacent.
Mais le théâtre de Fontainebleau est bien à l’image du site entier lui-même : à la fois double (pour ne pas dire duplice) et, en quelque sorte, inachevé. Une petite Rome, reste une demi-Rome à jamais : une copie incomplète [2]. Mais c’est précisément ce qui la rend si remarquable, et si favorable à la fiction — ou tout du moins à la réflexion sur la fiction.
Théâtre voulu par Napoléon III pour l’impératrice Eugénie (tout comme le musée chinois dont j’espère je reparlerai), il n’aura servi qu’à quelques représentations privées, une quinzaine du temps de l’empereur, moins d’une dizaine au XXe siècle, notamment sous occupation nazie. Rénové en 2007 grâce au mécénat venu d’Abou Dabi, il est renommé au nom de son émir actuel, par ailleurs président des Émirats unis, le Cheikh Khalifa ben Zayed Al Nahyane.
Il est précieux pour sa collection de décors d’une part, sa décoration de salle d’autre part (avec l’imposant lustre en cristal de Bohême et ses riches tissus d’époque) : il a été refait à l’identique, au moment juste où il aurait pu disparaître à tout jamais. Je ne m’appesantis pas sur sa description, qu’on trouve aisément par ailleurs, n’étant pas moi-même un spécialiste, mais je souhaite simplement laisser ouverte cette question, que sa visite, pour le moins impromptue a provoquée en moi. L’un des rares travaux d’envergure du XIXe siècle au château, il est également un excellent témoin de la politique culturelle française du XXe.
Mais, compte tenu de tout ce que je viens d’écrire, quelle peut-être aujourd’hui la fonction sociopolitique d’un tel espace ? Élément diplomatique ou scène abandonnée ?
Et, corollaire, n’est-il pas typique du fonctionnement (pour ne pas dire de l’essence) même du château de Fontainebleau ?
...où l’une de ces cellules, aveugle, attira mon regard ; les autres présentaient toutes le même appareil, et sauf quelques graffitis mystérieux çà et là [3], elles étaient dénuées de toute surprise. Dans la petite cellule sans lumière, en revanche, trônait une espèce de panneau, posé à l’envers, très grand, et semblait représenter, tracés à la main, les éléments d’une espèce de carte ou de plan, menant à un lieu pour l’instant demeuré secret et inconnu. Je le montrais à D., qui m’avait suivi, tremblant et excité à la fois. Mais c’est alors que, su
[1] J’ai tâché d’expliquer ce drôle de pas dans un passage de Cap au seuil, intitulé Le saut quantique.
[2] D’où l’entéléchie ?
[3] « LE CHEF EST EN HAUT »