MAN-carte postale n°1
Suivez le guide...
On entre au musée d’Archéologie par la grande porte du château : ses dimensions imposantes, l’épaisseur de son bois, la taille extraordinaire de ses ferrures, son poids formidable lorsqu’il faut à l’heure de la fermeture la tirer derrière soi, sa couleur enfin, d’un rouge brique magnifique, voilà une porte qui en impose.
Une fois entré on se présente à gauche au guichet d’accueil. Ce jour-là, c’était Vital Drille qui gardait l’accès au musée et comme il faisait beau, il m’a proposé de me servir de guide dans un parcours à travers l’écrin du musée, je veux dire le château lui-même.
Nous voilà partis à travers les couloirs et les escaliers en colimaçon.
Vital Drille travaille au château depuis le 1er septembre 1984, autant dire qu’il en connaît les moindres détails, les plus inaccessibles recoins, les petits et les grands secrets.
Nous montons tout d’abord à la salle du trésor et il me fait remarquer la bordure en vitrail bleu sur les fenêtres de cette pièce ronde. Les autres fenêtres du château ont une bordure jaune ou rouge.
Ici, c’est bleu et rare, aussi rare que le trésor qui a déserté cette salle depuis longtemps, pour laisser la place à des caisses en plastique où s’entreposent archives et vestiges archéologiques accumulés là dans un savant et muet désordre. La cheminée, au linteau orné de fleurs de lys dorées, attend la flambée qu’elle mériterait. Au plafond, les motifs colorés sur les croisées d’ogives demeurent tels qu’ils furent peints lors de la rénovation du temps de Napoléon III...
Mais avant de poursuivre la visite, un petit rappel historique : vous ne serez pas surpris d’apprendre que le château, plusieurs fois reconstruit et remanié, a connu plusieurs « états » au fil des siècles. C’est François Ier qui lui a donné son style Renaissance. Lorsqu’il décide de rénover Saint-Germain et de s’y installer, ne demeure du château initial que le donjon et la sainte chapelle édifiée par Saint-Louis. Du premier château fort construit par Louis VI le Gros au début du XIIe siècle, il ne subsiste rien, l’incendie par le Prince Noir en 1346 ayant, j’imagine, eu raison du châtelet en bois. Vital me précise que selon Cécile Léon qui a fait sa thèse sur le château, le donjon aurait été construit initialement par Philippe II (1165-1223). Charles V l’aurait fait reconstruire, disent d’autres sources.
C’est l’architecte Pierre Chambiges qui conçoit en 1539 le bâtiment tel qu’il existe aujourd’hui. François Ier en fait sa résidence, la plupart des souverains du royaume de France y naîtront, jusqu’à Louis XIV, qui l’abandonnera finalement pour Versailles, en 1682. Sept ans plus tard, son cousin Jacques II d’Angleterre en exil y est accueilli, jusqu’à sa mort en 1701.
Commence alors une longue période de relatif déclin : transformé en école de cavalerie sous l’Empire, puis en pénitencier, il perd son prestige de « château royal ». C’est Napoléon III qui le ressuscite en 1864 pour en faire le fameux « musée des Antiquités celtiques et gallo-romaines », ancêtre de l’actuel musée. Si la structure même du bâtiment, son étonnante forme en trapèze, ses hautes cheminées et bien sûr la chapelle gothique ont été conservées, tous les aménagements qu’on peut voir aujourd’hui à l’intérieur du château — escaliers, huisseries, charpentes, parquets et peintures des salles du 2e étage...— datent du Second Empire et sont l’œuvre d’Eugène Millet, un élève de Viollet-le-Duc. C’est lui qui va transformer l’ancien palais royal en musée.
Vital me fait remarquer la largeur des murs lorsque nous passons d’une pièce à une autre le long d’un couloir : la longueur du couloir correspond à l’épaisseur du mur.
Ces murs-là ont l’âge de François Ier. J’aime particulièrement la peinture sang-de-bœuf qui les recouvre et qui donne au château une unité particulière par sa teinte assortie à la brique des façades, du bâti et des cheminées. Ce rouge date de Napoléon III. Il est omniprésent sur les murs dans les salles du 2e étage aujourd’hui fermées au public, j’y reviendrai dans une prochaine chronique.
En passant d’une pièce à l’autre, en gravissant les marches des nombreux escaliers ou en les descendant, je prends conscience que l’histoire même du bâtiment pourrait faire l’objet d’une archéologie minutieuse. Toutes les couches des démolitions/destructions, des abandons puis des rénovations/reconstructions/modifications, constituent l’histoire du château. Tout ne serait-il pas archéologie ?
La mémoire se nourrit de faits, de pierres et de charpentes, d’archives et de récits. Mais elle se nourrit également de tout l’imaginaire que chacun porte en soi et de la passion pour l’ancien qui me rappelle le titre d’un livre du latiniste Jacques Gaillard, Beau comme l’antique.
Passer ainsi des combles aux sous-sols, parcourir le palimpseste des différentes couches temporelles du château me fait l’effet d’un merveilleux ascenseur à remonter et à dérouler le temps. Les marches défilent et je remarque soudain que la pierre qui les compose est incrustée d’empreintes fossiles de turritelles, ces petits coquillages coniques qu’on trouve en bord de mer ; le calcaire en est truffé. Si cette pierre appartient aux calcaires de Lutèce qui se sont formés à l’Eocène, quand le Bassin parisien était recouvert d’une mer peu profonde, il y a 45 millions d’années, c’est une autre archéologie sur laquelle nous marchons soudain, celle des âges géologiques et des périodes de formation des roches, bien avant que l’homme de notre Moyen Âge ne vienne y prélever les matériaux de ses châteaux et de ses cathédrales.
Les siècles se mélangent, les images naissent, y compris celles qui n’ont jamais existé et qui sont sans doute les plus belles. Car la mémoire, loin d’être fidèle au souvenir, l’enjolive de milles parures dont elle est seule à connaître l’origine. La mienne ne fait pas exception, qui fait ressurgir des scènes de la littérature ou du cinéma prenant place dans un édifice semblable, et qui sont parées des couleurs romanesques de gestes à la fois sentimentales et brutales, de combats et de conquêtes, dans toutes les acceptions du terme.
À l’égal des personnages essentiels des romans de chevalerie et des films d’époque en costumes, Vital possède un énorme trousseau de clés, qu’il semble toutes distinguer les unes des autres, et à chaque fois qu’une porte se dresse devant nous, il extrait du trousseau une nouvelle clé avant de la faire tourner dans la serrure ornée du chiffre de François Ier. Ces petites ferrures encadrent chaque trou de serrure.
Nous franchissons des portes, des portes et encore des portes, nous gravissons des volées de marches, des marches et encore des marches, nous descendons, nous montons et bientôt nous sommes sur les toits du château. Saint-Germain s’étend en contrebas, la forêt au nord, la Seine à l’est en contrebas dans la plaine du Pecq, loin devant moi au sud-est on aperçoit la pointe de la tour Eiffel qui émerge entre deux cheminées et vers le sud-ouest, au-delà des derniers immeubles du quartier Bel-Air, s’étendent les collines verdoyantes de Marly-le-Roi, de l’Étang-la-Ville et Saint-Nom-la Bretèche.
La rénovation récente du château, commencée il y a quelques années, sera bientôt terminée. Tout est comme neuf et le soleil fait resplendir la brique et la pierre fraîchement nettoyées. Les hautes cheminées s’alignent, comme autant de balises sévères et martiales. Nous faisons le tour du château par les toitures. D’ici on distingue clairement la forme de trapèze irrégulier à cinq côtés du bâtiment.
Les pots à feu, ces ornements en pierre en forme de vase au décor plus ou moins chargé, ont été restaurés, voire remplacés pour les plus abîmés. Vital me montre les différents motifs qui ornent en ronde bosse les pots à feu anciens. Il prétend que chaque pot à feu possédait à l’origine son décor propre, ici des fruits, là des figures, là encore des grotesques.
Vital regrette que les tailleurs de pierre en charge de les restaurer n’aient pas conservé l’unicité de chaque pièce et se soient contentés de reproduire un seul modèle, ce qui rend l’ensemble plus banal et plus uniforme. D’en bas, évidemment, on ne remarque pas ces détails, bien que les ornements soient visibles à l’œil nu depuis la rue.
Sur les toits, mon guide me montre la manière dont les circulations des eaux de pluie ont été conçues et pensées, de façon à ne jamais stagner sur les toits.
Vital me conduit ensuite dans la salle du mécanisme des cloches : trois siècles sont représentés dans une petite pièce au plafond bas. Le mécanisme installé par Napoléon III au XIXe, restauré et flambant neuf, celui installé par Malraux au XXe, poussiéreuse boîte grise en piteux état et enfin le dernier, typique du XXIe siècle, sous la forme d’un écran plat connecté, numérique et tactile.
Çà et là, jalonnant notre avancée, des petites fioles d’huile, souvent presque vides, traînent sur les rebords de fenêtres, dans un coin sur le sol, sur un meuble. Elles évoquent un temps où l’on graissait les rouages, où des mécanismes s’entretenaient, et le plus curieux, c’est sans doute qu’elles restent en place, dénuées de toute utilité, mais sans que personne n’envisage de les jeter.
« Le local (des mécanismes) qui fut sans porte pendant longtemps, raconte Vital, était le royaume des pigeons. Après que la porte actuelle fut posée (vers 1995), j’ai nettoyé tout le volume des déchets accumulés et c’est au sol parmi les nids, fientes et cadavres de pigeons que j’ai récupéré ces fioles dont deux contiennent encore un fond de l’huile utilisée ; elles font donc partie de l’histoire de l’horloge. »
Les écrivains le savent, les détails donnent vie à une histoire. Les objets, surtout lorsqu’ils ont un caractère anachronique, inattendu, racontent quelque chose qui s’inscrit dans une autre strate du récit. Ils sont un raccourci immédiat, un trou d’air dans la masse des années, qui nous conduit vers des gestes, des actions, des scènes d’une précision aveuglante. Ils introduisent également la part humaine des lieux et, tout comme les objets du musée, nous ouvrent les portes vers les êtres de chair qui, en arrière-plan, les ont fabriqués, utilisés, touchés, rangés, portés...
Mais nous voilà dans les combles de la chapelle, une petite forêt de poutres s’entremêlent. Nous avançons prudemment le long des lambourdes que ne recouvre aucun parquet, à la lueur des torches de nos téléphones portables. A quelques dizaines de centimètres sous nos pieds, la couche de plâtre qui recouvre les croisées d’ogives dessine la courbure de la voûte... Elle est d’un gris si foncé qu’on croirait du zinc. Vital me détrompe : seuls 150 ans de poussière accumulée lui ont donné sa teinte plombée.
Un peu plus tard, revenus à l’air libre, tandis que nous longeons une des ailes par les toits pour rejoindre l’escalier d’angle, Vital me fait remarquer le lichen incrusté dans la pierre. « C’est un indicateur de la pureté de l’air » m’assure-t-il, et il a raison : Xanthoria parietina, ou parmélie des murailles, est un lichen qui résiste mal à la pollution. « Ici, l’air vient en ligne droite depuis l’océan » ajoute Vital, qui dans une vie antérieure a dû séjourner à la cour d’un Louis ou d’un Henri. Au faîte du château lui-même perché sur la hauteur du coteau, notre position nous grise l’espace d’un instant. À tutoyer ainsi le ciel et les nuages, on pourrait presque oublier qu’en contrebas, le XXIe siècle vrombissant s’agite.
Nous terminons la visite par la cave et je découvre le lapidaire, longue pièce plongée dans la pénombre. Là sont rangées, posées sur de longues étagères, des sculptures qui ornaient le bâtiment jadis et qui n’ont pas résisté à l’usure du temps. Beaucoup de salamandres, de bas-reliefs en pierre, de statues mangées par les intempéries, de morceaux de sculpture en ronde bosse, parfois une tête, ou une jambe, un torse ou une paire de pieds. Cimetière de statues... Une partie de la mémoire du château se trouve ici, dans ces fragments relégués au placard. Vital me désigne un balcon. « Louis XIV avait fait installer ces balcons aux fenêtres, m’explique-t-il. Napoléon III les a fait enlever. » On en a gardé un, un seul relégué au sous-sol.
Ce réflexe de conservation, notre attachement aux objets, surtout s’ils sont anciens (qui n’a pas conservé à la cave la vieille table basse du salon, une fois la déco changée ?) à la fois nous inscrit dans une civilisation matérialiste à l’extrême, saturée d’objets dont la pléthore nous accable parfois, mais aussi nous permet d’écrire une histoire du passé, car notre imagination s’appuie sur les choses inanimées, tout comme se sont appuyés, sur le balcon désormais inerte, le Roi-Soleil, Molière ou Lully, Mme de Montespan ou le Grand Dauphin Louis, jouant aux poupées à la fenêtre de sa chambre.
Il est temps de partir, le château va bientôt fermer. Une dernière volée d’escaliers avant la sortie. Je ne sais plus si les marches montent ou descendent, si elles nous conduisent vers le passé ou l’avenir. Serions-nous revenus au temps présent ?