Paris n’a pas encore retrouvé son arrogance, son ignorance, sa fébrilité...

© Miliana Bidault

Paris n’a pas encore retrouvé son arrogance, son ignorance, sa fébrilité. L’été est là, il est pile àl’heure maintenant.

Ouvrir la télévision et entendre l’ambiance du tennis, les voix posées, élégantes et françaises, un peu compassées, sentir la clameur, et bientôt les hurlements des joueurs, les balles qui fusent, la voix un peu étouffée, lointaine derrière la régie TV, de l’arbitre qui annonce les points. 40A. Avantage Rafael Nadal.

Oui, c’est l’été décidément.

Quand Roland-Garros commence, en France, on se dit voilà, l’année est presque terminée – l’année scolaire – on a fait ce qu’on a pu et on va bientôt pouvoir se reposer.


Les jours sont de plus en plus doux, les trois Thomas sont là, Thomas écrit beaucoup en ce moment, il est pris par des problèmes, des problématiques personnelles, ces textes-làne peuvent se partager.

Thomas n’a pas écrit, ni sur la Bretagne, ni sur le théâtre.

Thomas lit un texte, un rap, un poème, écrit il y a longtemps – 5 ans, autant dire l’adolescence. Sa voix douce retient les inflexions de rappeur, préserve la neutralité, la rythmique est magique, le son est bon, je reconnais dans ce style celui des rappeurs, j’entends Orelsan et j’entends les voix qui sortent des autoradios, j’entends Médine et Youssoupha, la voix de Thomas est si douce, le texte est fait pour être dit, asséné, adressé, scandé, mais c’est encore plus beau au point neutre.

Les jours sont de plus en plus doux, nous nous déplaçons fiévreusement dans la pièce, on ouvre la porte pour faire un filet d’air, la directrice de l’école la referme constamment, on se relève pour ouvrir, la directrice pense que cette porte n’arrive jamais àse fermer, elle referme, on se relève, elle pense que la porte se rouvre sans cesse. Alma s’évente, la mer nourricière de la Grèce est loin, elle étouffe dans la pièce close, on rouvre la porte, on éteint les ventilos, qui couvrent les voix. L’orage s’annonce. Ils lisent, Alma aussi.

Les légendes familiales ont l’allure d’un conte horrifique, ou comique, dans les mots d’Alma. L’arrière-grand-père cambriolé par ses frères, mort de chagrin, ou d’effroi, sa femme condamnée àmendier, àse prostituer – peut-être – la légende familiale le sous-entend. La grand-tante, elle, avait un caractère fort. Elle fit un scandale le jour de ses noces. De l’autre côté de la Méditerranée, les histoires se répètent, se racontent, de là-bas, un jour, vinrent quatre femmes, quatre sÅ“urs, et leurs histoires fracassées. C’est tout le tintamarre, c’est les voix des uns et des autres, même si nous sommes de plus en plus silencieux. Et que les jours sont de plus en plus doux, l’atelier relâché, avec la chaleur, l’approche des vacances. Dans l’école, ce parfum éternel de la fin d’année, ces souvenirs du collège, du lycée, plus rien n’a d’importance, il n’y a plus de compétition, plus de notes, plus de composition, plus de travaux àrendre, de devoirs sur table, que des feuilles volantes. Et l’air qui entre dans la classe et déplace tout, dérange les cahiers, appelle sans fin. Il fait beau. Il fait chaud. « Nathanaë l, jette mon livre  », écrit Gide dans les Nourritures terrestres.

J’écoute les voix, j’écoute Axel face au tableau de Véronèse, on plonge avec lui dans le tableau, Les Noces de Cana est le plus grand, le plus impressionnant du Louvre, il faudrait comparer avec Le Sacre de Napoléon. Axel fait revivre Les Noces de Cana, après des mois loin des musées, les élèves le regardent sur écran. Le vert Véronèse est composé de composés très toxiques. Les employés de l’atelier s’empoisonnaient. Le Christ verse pour l’éternité le vin dans les verres, àCana, où le premier miracle s’accomplit. Changer l’eau en vin, et la vie en espoir. Boire, boire, pour ne pas oublier, pour regarder loin devant soi.

Axel plonge dans le tableau, dans sa foule chamarrée, il remarque les animaux immobiles, il reconnaît les peintres Titien, Véronèse et le Tintoret dans un angle du tableau (il a trouvé ça sur wikipédia). Son texte a enfin les dimensions du tableau, du corps, de l’amplitude, de la matière, le texte a grandi, Axel l’a agrandi àla mesure des Noces.

C’est extrêmement tranquille, il y a de plus en plus d’absents, de castings, d’auditions, ou de réactions allergiques aux vaccins. Il y a des cours donnés aux enfants des écoles, des visages et des corps prêtés aux étudiants de la Fémis.

Les feuilles s’envolent avec le vent d’orage, avec la pluie d’été qui viendra. Et l’odeur de la terre. Et la mer de la Grèce nourricière, qui reviendra. Bientôt.


On se détend.

On écoute.

Achille a terminé l’histoire de son grand-père, enfermé au stalag, revenu de la guerre. Il n’est pas mort en déportation, comme dit Duras àpropos de Robert Antelme.

Il est revenu du camp de prisonniers, ce qui n’est pas pareil, ce qui est moins grave. Pourtant, le papi d’Achille ne parla jamais de ces cinq ans là-bas, au stalag, près de Düsseldorf. Il raconta simplement le retour, une scène figée dans une image unique, les cerisiers en fleur abîmés par le gel, tardif, cette année-là, àParis, en avril ou mai 1945.

Thomas n’écrit pas, ou plutôt, il écrit mais ne parle pas, il passe tout le cours derrière son ordinateur, comme absent. Il a été longtemps absent. Il écrit mais ne peut partager. Ce n’est pas une obligation, je lui dis. Il est pris par des choses – personnelles. Il écrit. Ça lui fait du bien. Mais ne partagera pas. Les textes sont là. Chez lui. En lui. Devant lui. Dans ses possessions. Mais pas dits, pas énoncés, pas divulgués. Secrets.

Je me dis que c’est le plus bel exercice de l’atelier d’écriture, ces textes secrets, qui naissent, qui poussent, mais qui ne seront pas donnés.

Silencieux Thomas au beau sourire, fermé, au sourire charmeur, Belmondo jeune, il écrit mais ne parle pas. Mais n’envoie pas les textes. Mais ne les lit pas pour moi, ni pour les autres.

Pourtant, il écrit.

Mais quoi, je ne sais pas.

Et j’aime ça.


Le lendemain, Thomas ne lit toujours pas.

Le Thomas silencieux.

Il se met un peu en retrait, derrière son ordinateur.

Certains sont sur leur téléphone, derrière leurs écrans, pendant que leurs camarades lisent. Je ne m’en offusque pas. Ça m’étonne. Ils et elles ne s’écoutent pas, parfois. Certains ont posé leur front, leur visage sur leurs bras, yeux fermés, dans le noir, pour mieux écouter, ils se sont recroquevillés. D’autres, àpeine lu, sitôt après avoir parlé, reprennent leur téléphone et regardent, semble-t-il, des vidéos ou le résultat des matchs de foot. Il y a quelques fans de foot dans le cours, dont les garçons queer se moquent gentiment. On lit.

Thomas ne lit pas, bien sà»r. Et certains disparaissent derrière leur écran, ou profitent du cours pour dormir, harassés par les stages de jeu, les impros sur Tchékhov, l’audition il y a une heure qui s’est mal passée.

Je deviens un vieux prof. En janvier, j’aurais un peu râlé, j’aurais demandé ce qu’ils regardent sur l’écran, une élève cet hiver dessinait de grandes figures dans son cahier – sa façon d’écouter, ce que je comprends. Mais je lui avais demandé ce qu’elle écrivait. Là, je ne demande plus rien. Je laisse Johnny disparaître derrière son téléphone, je laisse Achille compulser ses notes ou checker ses rendez-vous dans les théâtres, pour les occupations qui meurent. Quelques théâtres sont encore occupés, c’est l’été, le confinement est terminé. Cette nuit, il a plu. Aujourd’hui, on a froid. Le temps est refermé. Certains n’écoutent pas, ou peut-être entendent-ils, par delàles vidéos, les écrans. Qu’est-ce qui leur parvient ? La parole de l’autre. La voix de l’autre, dont Albin dit qu’elle ressemble au corps de l’autre. Il dit – je le pense aussi – que la voix ressemble au corps. On écrit comme on est, comme on parle, comme on bouge. Comme on rit, comme on se met en colère. « Le style, c’est l’homme même  » (Buffon). Nicolas Bouvier n’avait pas internet, pas wikipédia, et pourtant il est si cultivé dans son voyage en Perse, en pays pachtoun. Dans mon périple en terre comédienne, parce que je vieillis, j’ai de plus en plus de références, d’aphorismes et de fulgurances classiques dont je parsème la page, phrases célèbres déformées, dont je dois chercher l’auteur. Ils ne s’écoutent pas. Alma arrive harassée d’un tournage. Elle est toute pâle, aujourd’hui. Je ne les écoute pas. Je décroche pendant qu’un des Thomas lit. Celui qui ne lit pas est en arrière, je l’oublie. Je me dis que je dois le solliciter, ne pas le laisser décrocher. Il sourit, oui oui, il écrit. Il écrira. Il lira. La semaine prochaine, peut-être. Pour l’instant, il est fermé. Opaque. Silencieux. Et j’aime ça. Oui j’aime qu’on me résiste, d’ailleurs je leur dis tout le temps, ce n’est pas une obligation. Je n’oblige pas. Je ne veux pas. Je propose, sollicite. Mais j’aime qu’il ne réponde pas àl’appel. Qu’il soit là, sage, poli. Mais sans texte. Il est mystérieux ce garçon.

Ils s’écoutent parfois, moi j’écoute plus attentivement, le texte d’Albin, et celui de Fabien. Les deux garçons queer écrivent magnifiquement, dans deux styles très différents. L’un est baroque, chargé, sensuel, précieux, gourmand, paradoxal, sombre, lancinant, fulgurant. L’autre est cérébral, kafkaïen, labyrinthique, ironique, froid, intelligent, mature. Deux phrases, deux langues qui se côtoient, pour dire l’envie de vivre. Je me régale. Je pourrais les écouter des heures. Je voudrais lire leur livre. Celui qu’ils feront un jour. Mais pas là. On n’a pas le temps. Ils n’ont pas le temps. Ils se jetteront dans les bras des metteurs en scène, des réalisatrices. Vivez, vivez. Jetez votre livre. Arpentez la scène, dans l’axe de la caméra. Vous écrirez plus tard. Vous avez bien le temps.

23 juillet 2021
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