Première rencontre avec des élèves de l’Institut national des Jeunes Aveugles

En juin 2020 naissait l’idée d’une résidence sur le thème de la musique et de la mémoire auditive. C’est àcette occasion que j’ai rencontré Amandine Belot, professeure de musique àl’INJA, l’Institut national des Jeunes Aveugles. Dans ce projet de résidence en lien avec l’univers sonore, il me semblait essentiel de proposer des ateliers d’écriture àdes enfants non voyants ou malvoyants, ayant un rapport plus concret, plus direct aux sons.
Le 7 décembre 2021, me voilàdonc, et pour la première fois, en chemin vers le beau bâtiment austère du 56 boulevard des Invalides, construit en 1844, et devant lequel j’étais déjàpassée si souvent lorsque j’étais élève d’hypokhâgne au lycée Victor-Duruy, quelques centaines de mètres plus loin – et plusieurs décennies plus tôt.
Ce mardi matin d’hiver, j’éprouve une certaine joie et une certaine appréhension àl’idée de pénétrer enfin àl’intérieur de ce qui m’était toujours apparu comme une sorte de forteresse mystérieuse. Je pousse une petite porte. Amandine m’attend. La veille, au téléphone, elle m’a prévenue : cela risque de ne pas être facile. Il faut m’y préparer. Inquiète, je le suis, mais surtout de ne pas trouver les mots justes. Lesquels faut-il employer pour évoquer le « handicap  » de ces enfants ? Tu verras, me répond-elle, ils ne parlent pas de « handicap  ». Pour eux, un handicap, c’est, par exemple, ne pas pouvoir marcher.
Amandine me conduit àtravers les couloirs nobles et intimidants de l’Institut. Elle pousse une porte, celle de la salle Marchal, avec son orgue de Cavaillé-Coll, construit en 1883. Derrière, c’est une chapelle gracieuse, bleu roi, avec un soleil àla feuille d’or devant lequel trône un Sauveur somptueux. César Franck fut ici professeur d’orgue, et cela émeut d’y penser. Plus tard, ce fut Louis Vierne.
Nous progressons dans des couloirs labyrinthiques avant d’entrer dans la classe de musique. Je suis surprise et séduite par la grande salle boisée, aux fenêtres et plafonds hauts, avec, au fond, son petit orgue. On pourrait croire que rien n’a changé depuis l’époque de César Franck. Au bout de quelques instants, les élèves arrivent, saluent leur professeure, l’appelant par son prénom, la tutoyant. Amandine les guide, Untel est assis àta place aujourd’hui, tu peux t’asseoir une place plus loin.
Étonnamment, c’est la vivacité de chacun qui me frappe, non leurs regards absents. Ils rient, se bousculent, s’envoient des piques assez drôles, on dirait même qu’ils sont rompus àl’humour, un humour un peu caustique.
Je me présente, leur raconte que j’écris, qu’ensemble nous allons écrire. Ils m’expliquent que moi, je fais partie de ceux qui écrivent en noir. Eux, ils écrivent en braille. Je leur parle de mon prénom, Cécile, celui de la patronne des musiciens, une aveugle. Cécile et cécité ont la même étymologie. Ils s’étonnent. Entre nous, il y a déjàce lien. Une fille me demande, Vous êtes connue Madame ? – Pas du tout ! - Mais ça va venir un jour, il faut y croire ! Moi, je vous le souhaite de tout mon cÅ“ur ! Le mien bondit. Je leur demande, Et vous, vous écrivez ? Les réponses fusent.

Martin : Je n’écris pas, mais je dessine ce que je ressens. Comment je veux représenter la tristesse ou la colère. Tout le monde peut y voir ce qu’il veut.

Kadjatou : Quand j’étais petite, je chantais tout le temps. J’aime écrire des histoires, en raconter, pour détendre l’atmosphère, car je n’aime pas voir les gens tristes autour de moi. J’aime rendre service mais je peux me mettre en colère. Je suis un rat de bibliothèque qui aime écrire, jouer du piano et chanter àla chorale.

Quentin : Moi aussi j’écris, et de temps en temps avec Kadjatou. Je suis serviable et sympathique mais j’aime Stephen King.

Shainez : Moi, je préfère le maquillage àl’écriture !

Redouane : Je n’aime pas lire, je n’aime pas écrire, je n’aime pas l’école !

Ryan : J’aime écrire des histoires, j’aime raconter la vie de personnages que j’invente. Qui vivent ànotre époque et qui font des choses plutôt bien. J’écris du rap.

Mohammed : Moi, j’ai une passion pour l’écriture qui a démarré l’année dernière. Chez moi, un jour, j’ai commencé àécrire, j’ai commencé àaimer ça. Avec mon petit appareil portatif, ou sur mon ordi àla maison. J’ai montré mes textes àma prof de français. Tous les jours, pendant l’été, j’ai écrit. Un peu moins maintenant, je n’ai plus trop le temps. Je fais aussi de la musique. Quand je suis triste, je fais de la musique triste. Je n’écris pas « je  », je parle de moi-même en disant « il  », c’est plus facile.

Lorsque la cloche sonne la fin du cours, la jeune fille qui aime écrire des histoires a pris une feuille de papier. Elle me demande d’épeler mon nom. Sur une machine àécrire en braille, que tout le monde appelle ici une « Perkins  », elle tape. Puis elle me tend son cadeau. Dans un petit cadre, j’ai déposé ces lettres en relief.

10 mars 2022
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