Souvent, on me demande ce que je fabrique...

Souvent, on me demande ce que je fabrique dans les ateliers d’écriture. J’ai du mal à répondre, à répondre vraiment, je veux dire, parce que souvent mes interlocuteurs aimeraient que je puisse résumer tout ça en une ou deux phrases. C’est le propre des questions distraites, elles n’espèrent pas de réponses trop longues ou ennuyeuses. En fait, il n’y a pas un seul type d’atelier d’écriture, je n’ai pas un modèle que j’appliquerais dans toutes les situations. Je travaille rarement seul, j’interviens dans des classes, des prisons, des hôpitaux, auprès de groupes qui ont rarement choisi de m’inviter : des professeurs, des éducateurs ou l’institution a choisi pour eux. Parfois, le but est clairement défini : les élèves joueront leur texte sur scène au printemps ; parfois c’est la thématique qui est verrouillée avant que l’on m’appelle pour savoir si j’accepterais d’intervenir. De très rares fois, j’ai carte blanche.
Pour définir ce qui se déroule dans l’atelier, j’en passe régulièrement par la négative. J’explique qu’il n’est pas question d’y fabriquer de la littérature, l’atelier ne va pas produire des écrivains. Je reçois de plus en plus de réclames dans ma boîte mail de branquignoles se vantant de former des écrivains. Il m’arrive de cliquer par curiosité avant de les supprimer. Ce que je lis me révulse souvent : apprendre à construire le scénario de son roman, bâtir ses personnages, travailler une intrigue. La littérature envisagée comme une fabrique à best-seller, c’est-à-dire à autre chose que de la littérature. Encore une phrase négative : ce n’est pas ça que je fais.

Alors, qu’est-ce qui se passe dans un atelier ? En premier lieu, je demande aux participants de ne pas déguiser leur langue, ils ne doivent pas s’essayer à bien écrire dans des registres qui ne sont pas naturels. Ensuite, je parle de mon rôle : donner l’impulsion de départ, offrir de la confiance, autoriser les participants à se lancer, les écouter avec bienveillance, valoriser les textes produits, ouvrir vers de possibles réécritures, s’amuser. Les deux mots que j’emploie le plus sont confiance et plaisir.
Le rituel est maintenant familier : quand j’arrive au lycée Lavoisier, je passe par la loge de l’accueil, je plaisante avec la personne qui me fait remplir le cahier des visiteurs, je vais retrouver la professeur de lettres sur la mezzanine de la salle des profs, nous allons jusqu’à sa salle, nous saluons les élèves dont je finis par reconnaitre les visages, nous descendons les chaises des tables, nous faisons tourner une feuille de présence. Ils sont entre 15 et 19 en fonction des séances. Et nous partons dans mon roman. C’est vers l’espace qu’ils écrivent. Une à une, je leur pose les questions que je me suis posées lors de mon travail d’écriture. Je leur montre une vidéo de l’expérience Mars 500 (six aspirants astronautes ont été enfermés durant 520 jours dans une réplique de vaisseau spatial située en banlieue de Moscou afin d’étudier les conséquences d’un confinement prolongé. Les 520 jours correspondants à la durée moyenne d’un voyage vers Mars). Une autre fois, je leur demande quelles raisons ils auraient de quitter la Terre.
Un à un, les élèves lisent leur production : les textes contiennent des maladresses, ils sont parfois inachevés, mais peu importe (ce sont des premiers jets, écrits dans un temps minuté, je me demande toujours si j’arriverais à écrire à leur place). De la première consigne – le long voyage – il ressort que le silence éternel des espaces infinis doit être sacrément emmerdant à la longue. De la seconde – les raisons de quitter notre monde – qu’ils n’ont pas envie de partir mais de combattre. Leurs réponses me flaquent un coup au cœur. Ils ne partiront pas. Partir, c’est avouer sa défaite, c’est laisser le monde à ceux qui le salissent, c’est au mieux se mettre la tête dans le sac, et au pire une lâcheté crasseuse. Ils tiendront bon, ils ne déguerpiront pas de la place, même si elle est assiégée. Le fardeau est lourd, mais ils l’acceptent et ils iront à la lutte. C’est ici qu’il faut se battre. C’est ici que les barricades doivent être érigées. La colère est un beau moteur d’écriture. Ils ont entre quinze et dix-huit ans, j’en ai cinquante. Ils ont la force de la jeunesse, je n’ai que ma métaphore dans les mains. En quittant cet atelier, alors que je marche vers la gare Montparnasse pour prendre un train qui me conduira vers mon village, je forme le vœu qu’ils aient raison : ils n’ont pas vraiment respecté ma consigne. Je rayonne. S’ils ont compris que l’on peut refuser d’obéir, peut-être que nous n’aurons pas à fuir notre planète.

3 février 2020
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