Sujet libre !
Léna
Paris, rue Pouchet.
2003.
Jour de pluie.
Dans la Mini rouge de ma maman, les gouttes de pluie perlent sur les vitres et floutent les rues grises du XVIIe arrondissement.
Ma mère me dépose à un feu rouge près d’un petit immeuble blanc à 4 étages.
Je cours sur le trottoir et pénètre dans l’enceinte du bâtiment - vite, vite - je cours m’abriter dans l’entrée.
J’entre le code retenu par cœur, pousse la porte et monte au premier étage.
C’est un immeuble des années 70, avec le sol en faux marbre ; des portes en bois sombres et des murs en moquette.
Je me dirige au fond du couloir et sonne.
Ma mamie met plusieurs secondes avant d’ouvrir - je sais qu’elle regarde toujours par le judas avant de faire quoi que ce soit ; du coup je lui fais une grimace contre la porte.
Quand elle m’ouvre enfin, le sourire aux lèvres, un tablier autour de la taille, elle me prend dans ses bras et commence sa litanie habituelle : « Menaïch ala benti, tu es trempée ! Viens, entre, comme elle est belle ma fille, habibi, entre, entre, embrasse la mezouzah oui, allez entre, t’y es belle benti ».
Cette litanie dure habituellement entre 1 et 2 minutes, pendant lesquelles - au lieu d’entrer directement dans son appartement - je reste sur le seuil. Je comprends la moitié des mots mais je sens la tendresse.
Elle finit par me prendre la main et m’emmène à l’intérieur.
Ça sent bon.
Ça sent les kakous.
Les kakous c’est des gâteaux tunisiens, c’est hyper bon et simple en même temps, mais c’est une recette très précise et qui se transmet dans la famille de génération en génération - de la farine, des œufs - très simple vraiment - un genre de pâte sablée en forme de donut ou d’éclair - mais avec un
secret dedans.
Trop bon.
Je m’approche de la cuisine dans l’espoir d’en prendre un - sa main m’arrête : « c’est pour le thé avec mes sœurs, on a rendez-vous dans 20 minutes chez tata Odette, tu peux attendre benti ? »
Elle regarde l’heure sur sa petite montre en or, et a comme un sursaut : « on va être en retard, j’ai oublié de passer chez Ed pour les jus… »
« On dit “E.D” mamie… et je peux y aller moi. »
« Non benti, tu restes ici, je vais demander à Paul, il vient lui aussi, il le fera, reste là benti, et emballe les kakous - je vais me préparer ! »
Pendant qu’elle se prépare dans la salle de bain, je mets les kakous dans un plat, en goûte un discrètement puis retourne au salon.
Je m’assois sur le canapé et regarde la télé, qui est toujours allumée - aujourd’hui c’est une rediffusion de la saison 20 des « Feux de l’Amour ».
Je comprends rien à l’histoire, mais il y a des baisers et des cris, c’est presque drôle.
Quand ma mamie sort de la salle de bain, elle est comme métamorphosée : un joli pull en cachemire orange laisse entrevoir toutes ses chaînes en or autour du cou, elle a mis ses grosses boucles d’oreilles dorées - qui ont l’air presque trop lourdes pour elle, elle a recoiffé ses cheveux teints en blond, a mis un peu de poudre, et de mascara.
Ma mamie est très fine, très classe, avec son petit pantalon bien repassé et ses mocassins en crocodile noir - elle nous a transmis à ma mère et moi ses pommettes hautes et ses sourcils dessinés.
Je lui dis qu’elle est jolie et elle me tapote l’épaule « c’est toi la plus belle benti, c’est toi… miskina tu es encore trempée ! Sèche-toi un peu, le temps que je mette mon manteau ».
Je vais dans la salle de bain, je m’exécute et profite de l’odeur envahissante de son parfum aux notes fleuries - du Chanel numéro 19, je crois.
Quand je sors de la salle de bain, ma mamie a enfilé son grand manteau en vison - il est très doux, et puis il lui va bien, même si elle disparait quand même un peu dans toute cette fourrure.
Elle cherche son sac à main matelassé et me presse un peu ; je vais donc dans la cuisine récupérer le plat de kakous et le prends avec moi.
« Mets ton manteau benti ».
Elle regarde une dernière fois sa montre et me dit qu’on va être juste. Je m’approche de la télécommande pour éteindre la télé mais elle m’en empêche : « Ça donne l’impression aux voleurs qu’on est là, laisse, laisse ».
On sort de son appartement, elle ferme la porte à clé et marche à pas rapide vers l’ascenseur qu’elle appelle.
On entre dans la petite cabine en bois verni.
Ma mamie appuie sur le bouton “3” et nous commençons notre ascension.
Arrivées au troisième étage, nous sortons de l’ascenseur et sonnons à la première porte à droite.
Odette nous ouvre, robe à fleurs, boucles d’oreilles en perles et petit tablier.
« Comme vous êtes belles, Léna benti, tu as grandi encore, entrez entrez ! ».
On embrasse la mezouzah chacune notre tour avant de pénétrer dans l’appartement.
Je dépose les kakous sur sa table basse en verre et m’installe dans un fauteuil.
Tata Odette s’active en cuisine pendant que ma mamie dépose son vison sur le portemanteau.
De la salle de bain sort tata Aimée, petit pull blanc, jupe noir et gros collier doré autour du cou.
« Benti, Léna, comment tu vas ? Habibi, tu es belle comme un soleil ! Vous avez ramené des kakous ? »
Odette revient au salon avec un plateau sur lequel sont posées les tasses et la théière.
On sonne à la porte, c’est Paul, le fils d’Odette qui arrive en costume, petite chemisette et chapeau sur la tête - il a avec lui un sac de course “Ed”.
« Merci mon fils, tu es un ange » dit Odette, en enlevant son tablier.
Nous voilà donc installés dans ce salon rempli de photos en noir et blanc.
Sur la table basse, du thé, des makrout, des cornes de gazelles et les kakous de ma mamie.
Les trois sœurs discutent, se servent du thé, se plaignent et se lamentent presque - sur quoi, je ne sais pas, je n’écoute pas vraiment.
Je savoure un kakou en buvant mon jus de pomme et je regarde autour de moi.
Je suis obsédée par la dentelle des nappes, par l’or des bijoux qui ornent les visages des trois sœurs, par les photos accumulées sur le buffet - photos jaunies par la chaleur d’un pays quitté trop tôt.
Quand j’essaie d’écouter, je ne comprends qu’à moitié, les phrases qui sortent de leurs bouches sont un mélange de français et d’arabe ; les émotions, un mélange de tristesse et de nostalgie.
Paul ne parle pas non plus, il écoute et tripote son chapeau posé sur les genoux.
Le temps passe à la fois vite et lentement.
J’ai mangé 4 kakous, et je commence à avoir mal au ventre.
“Prends-en un autre benti, mange !”
“Non merci mamie, j’ai mal au ventre”
“Miskina elle a mal… bois du thé, ça ira” - tata Aimée, qui me ressert une tasse.
Nous repartons au bout d’une heure et quelques.
“Rentrez bien, au revoir benti, et bonne soirée”.
Ma mamie enfile son vison, embrasse tata Odette, son neveu, prend quelques restes et laisse la fin des kakous sur la table avant de sortir dans le couloir avec sa sœur Aimée.
Je les suis.
Elle appelle de nouveau l’ascenseur, nous entrons toutes les trois à l’intérieur.
Aimée appuie sur le bouton “2”, ma mamie sur le bouton “1”.
Je suis coincée entre leurs deux fourrures, leurs parfums prennent plus de place que moi dans la cabine en bois - ça pourrait être désagréable ; mais ça ne l’est pas.
Je ne saurais pas expliquer pourquoi.
Arrivées au 2e étage, Aimée nous quitte, et tourne à gauche en sortant de l’ascenseur.
Alors que les portes se referment, j’entends le cliquetis de ses clés qui claquent contre la serrure.
Arrivée au premier étage, ma mamie sort de l’ascenseur, embrasse sa mezouzah, ouvre sa porte,
pose son vison sur le portemanteau, me caresse la joue et entre dans sa cuisine pour préparer le dîner.
Moi, je m’allonge sur le canapé et je regarde Brian expliquer à Ashley que leur histoire n’est pas possible.
Des odeurs de poulet et d’épices me parviennent.
On va bien manger ce soir.
Anthony
Et soudain ce fut l’été
L’on avait oublié qu’il finissait toujours par revenir
Toujours plus triomphant, toujours plus éclatant
Les passants dans la rue semblaient en fleurs
Ici une jeune femme portant une robe légère en lin couleur crème, avec un élégant dos plongeant
laissant entrevoir un grain de beauté au creux de ses reins, dévorant sa pastèque Place des Vosges
Ici un homme assoupi, sur sa nappe bariolée, de ce sommeil lourd des journées d’été après avoir
lutté le jour entier pour se maintenir au frais, la bouche grande ouverte, toujours place des Vosges
Cette chair dissimulée toute l’année enfin révélée
Vous avez remarqué comme l’été rend les gens beaux ?
En été je pourrais faire l’amour à tout Paris
C’est cette lumière si particulière, auréolée
C’est cette chaleur qui rend tout plus lent, plus suave
L’été et sa chaleur nous accablent
Il nous impose sa lourdeur
Il nous fait suer, nous fait gémir
Et soudain ce fut l’été donc
Il était donc question d’en profiter
Il fallait oublier les troubles et les traumatismes de l’hiver
Avancer
Participer à la grande célébration de l’été
Oublier les macchabées de l’hiver
Oublier les neiges sales
Et participer à cette débauche estivale
Boire, danser, faire l’amour et rire rire encore et toujours
Se ruer sur tout ce dont le cruel hiver nous avait privés
Car l’on n’avait jamais connu un hiver si rude, l’on n’avait jamais vu tant de cadavres joncher les pavés
des rues, on les ramassait à la pelle, la neige même masquait difficilement l’odeur pestilentielle
des corps en putréfaction
Mais l’humain est ainsi fait
Il est irrémédiablement tourné vers l’avenir
Il avance
Il fait avec
Il oublie parfois
C’est une force
Oui
Mais il y a aussi quelque chose d’assez sinistre
L’on pourrait croire que l’homme va s’effondrer, qu’il ne pourra plus jamais se relever
Mais passent les mois, les années parfois et irrésistiblement il se relève
On ne meurt finalement de pas grand-chose
Et soudain ce fut l’été donc
Et cet été plus que jamais il prit part aux différentes soirées sur les quais de Jussieu, aux différents barbecues aux Buttes-Chaumont, aux soirées à thème au Hasard Ludique
Mais
Mais il n’arrivait pas à ce débarrasser de ce gris
De ce vague à l’âme qui s’accrochait à lui tel un insecte parasite
Il trouva la joie des gens triste
Dans cette volonté de profiter de tout absolument il les trouva même effrayants
Fêter était devenu une injonction
Il passa pour morne, terne, dépressif
Et soudain ce fut l’été donc
Mais ce soir là il resta chez lui
Seul dans sa peau
Il ouvrit les fenêtres de son appartement laissant passer la légère brise du soir
Il se fit une salade de tomates avec un filet d’huile d’olive
Arrosa ses plantes
Et se mit à contempler le ciel dégagé
Et soudain ce fut l’été donc
Mais pour lui ce fut encore un peu l’hiver
Thomas
12 pour eux, 11 pour nous. Deux boules dans les mains : une dans la mienne, une dans celle de mon partenaire. Eux, n’en ont plus. Si on ne tire pas leur boule, ils ont gagné. Si on tire leur boule, ils ont gagné. Si on tire leur boule et que l’on place bien notre dernière, c’est nous qui avons gagné. 12-11, donc.
Mon partenaire rate son tir. Ils ont toujours le point.
C’est à moi, pointeur de l’équipe, de jouer. Mon partenaire, dans un suspense hitchcockien, vient me susurrer à l’oreille d’effectuer une opération plus que dangereuse. Je ne dis mot. J’effectue des allées et venues entre le jeu et le rond de lancer. Je suis stressé. Nos deux adversaires du jour, Samuel et Patrick, deux gitans habitués aux concours de pétanque hitchcockiens ne disent rien non plus. Ils attendent. Après mûre réflexion, je décide de faire confiance à mon partenaire, qui est plus expérimenté que moi dans le circuit, et je me lance donc dans l’opération plus que dangereuse. J’arme, mon bras est crispé, stressé lui aussi, mon balancier est droit, mes yeux rivés sur mon objectif. Ma main s’ouvre alors et laisse s’échapper ma boule, notre dernière munition. L’objectif de l’opération plus que dangereuse était en fait d’essayer de « noyer le petit ».
Je m’explique. « Noyer le petit » ne signifie pas « prendre un nourrisson et le couler ». Non. En termes de bouliste, il s’agit de tirer le cochonnet avec sa boule afin qu’il sorte du terrain. Si le cochonnet est hors du terrain, alors la mène est annulée, et l’on recommence là où la partie en était.
Dans notre cas, l’opération plus que dangereuse fut un succès. Mon partenaire est alors fou de joie et me félicite. Il me dit que grâce à moi « On est toujours en vie ». C’est quand même fou qu’un sport comme la pétanque, qui utilise aussi peu nos capacités physiques puisse générer des expressions aussi radicales que « on est encore en vie ».
Il fait très chaud en cet après-midi hitchcockien. Au moins 25 degrés. La canicule, pour nous Bretons insulaires.
12-11, donc. En espérant que ça soit la dernière mène, défaite ou victoire peu importe, mais moi j’en peux plus. Mes mains sont moites, mes yeux épuisés par le soleil, et mon partenaire joue sa vie sur cette finale. Ah oui ! Parce que c’est une finale. La finale du concours départemental de pétanque du Morbihan. Qualificatif pour le régional. Et « on est encore en vie ».
La mène est serrée. Samuel et Patrick jouent bien. Nous aussi. Et l’on se retrouve dans le même schéma que la mène précédente. Deux boules dans les mains : une dans la mienne, une dans celle de mon partenaire. Eux, n’en ont plus. Si on ne tire pas leur boule, ils ont gagné. Si on tire leur boule, ils ont gagné. Si on tire leur boule et que l’on place bien notre dernière, c’est nous qui avons gagné.
Mon partenaire réussit son tir. Son boulot est fait. A moi de faire le mien et de bien placer. Pour l’instant il y a 12-12, et si je pointe bien il y aura 13 pour nous et nous aurons gagné le tournoi…
Je place bien. On a gagné…
Mon partenaire court vers moi, me saute dans les bras et m’embrasse fougueusement et fièrement sur le front. Samuel et Patrick nous félicitent puis, comme le veut la tradition, nous offrons une bière à nos adversaires défaits. Mon partenaire m’offre un sandwich merguez mayo ketchup en plus de mon gobelet d’Heineken, le repas parfait pour tout bouliste. Il me dit que je l’ai impressionné. Que j’ai été fort et qu’il est fier de moi. Nous discutons aussi avec Samuel et Patrick. On boit 4-5 bières, il y a de la musique. On nous remet la coupe. Un peu éméché, mon partenaire, dans un élan de joie houblonnée me dit : « Je t’aime mon fils ». Je le regarde, bouche bée.
Je ne lui réponds rien. C’était la première fois. Une musique passe à ce moment-là.
Joséphine de Chris REA. C’était la première fois. Je pensais qu’il ne me le dirait jamais, qu’il ne m’embrasserait jamais. Mais bon… « On est encore en vie ».
Fabien
Je me souviens, soudainement, de cette phrase que tu as prononcée sur un ton désespéré Qu’est-ce que tu es efféminé, mon fils comme si dès lors j’étais condamné à être quelqu’un que tu n’approuvais pas parce que personne ne pouvait approuver ce que je devenais. Un jeune garçon qui essaie des chaussures récemment acquises mais dont la démarche devant sa mère prend une tournure qui ne lui convient pas. Lorsque je perçois ces mots, ces mots issus de la bouche même de celle qui m’a mis au monde, je sens mes joues se rougir par la honte de ne pas être à la hauteur. Oui, je ne suis pas à la hauteur de tes attentes, maman. Je baisse alors les yeux et je me mets à sourire pour me persuader que ces mots issus de la bouche même de celle qui m’a mis au monde ne me font aucunement souffrir. Non, maman, tes mots ne me font rien, rien du tout, regarde j’en souris. C’est idiot, mais à présent, dès que je m’habille ou que j’enfile des chaussures, je repense sans cesse à ce moment précis de ma vie, cet instant où je fus pour la première fois confronté à ce décalage entre ce que j’étais et ce que je devais être selon toi ma mère.
Je réalise que ce moment précis fut déterminant quant à la place que j’allais occuper au sein de notre famille. Dès lors, je me sentis vite dépassé de ce cadre qui enferme la photo familiale accrochée au mur du salon. Cependant, je me refusais ardemment de dépasser ce cadre. Oui, je ne voulais en aucun cas te donner raison toi ma mère et envisager peut-être de te décevoir d’une manière ou d’une autre. Je serais ce que tu attends de moi, c’est-à-dire un gentil garçon qui saura gommer ses gestes superflus et qui répondra par le rire aux réflexions plus que douteuses sur des gens qui s’aiment mais il est vrai, partagent le même sexe. Je ne serai pas de ces gens-là, non, jamais. Il en est hors de question.
C’est ainsi que naît mon dégoût non pas à l’égard des autres mais bien à mon égard. Alors que devrait normalement se produire une construction de soi, je me retrouve à me déconstruire totalement. Me voici à contre-courant. Je ne peux pas supporter le reflet de ce corps que j’aperçois dans le miroir. Encore une fois, je vois seulement ce que tu désapprouves, toi ma mère. J’incarne désormais ton regard froid réprobateur empli de déception.
Je me mets à observer les garçons non plus par éveil sensoriel mais bien par pure convoitise. Je veux être ce qu’ils sont. Je veux être grand, faire du sport, déranger les filles, ricaner bêtement, frapper les uns et respecter les autres. Je veux posséder tous ces clichés presque nauséeux ; il faut absolument les acquérir pour te plaire toi ma mère. Bien évidemment, la quête est vaine. Je ne peux aller à l’encontre de mon intime profondeur.
Je ne serai rien de tout cela et je le sais. Je m’enferme alors dans ma chambre aux murs tapissés de livres. Je lis encore et toujours pour combler le manque de compréhension.
Je suis désolé maman mais je ne suis pas ce que sans doute tu attendais de moi. Je ne suis pas mon frère et je ne le serai jamais. Je ne veux pas être mon frère et je ne le voudrai jamais. Je n’ai jamais pu dire ces mots ou m’affirmer convenablement autour de cette table dressée avec élégance le jour du Seigneur. Non, je n’ai jamais pu car j’ai bien compris que ce n’était pas l’endroit pour de tels épanchements de l’âme. En vérité, il n’y a jamais eu d’endroits propices pour de tels épanchements car tu ne veux pas de ces épanchements parce que cela maman révélerait ton incapacité à les entendre. Malheureusement, je respecte cela et je ne veux pas te voir incapable. Alors je me suis tu des années durant pour ne pas te voir misérable.
Martin
J’habite au 14 rue de Torcy, une petite rue du quartier parisien de Marx-Dormoy, entre La Chapelle et Porte de La Chapelle. Plein Nord. C’est un quartier enlacé par les rails de la gare du Nord et ceux de la gare de l’Est, si bien que lorsque l’on regarde une carte de la capitale, Marx-Dormoy apparaît comme un îlot longé par deux grands fleuves métalliques qui le coupent du reste de la cité. Toute ma vie, j’ai été bercé par le roulement des trains, et les odeurs des cuisines des kebabs et des restaurants chinois, antillais, indien, thaï, malien, viet’, marocain et sénégalais qui fumaient sur mon passage, et aussi par celles moins agréable du crack et de l’urine dans les endroits sombres.
J’habite au 14 rue de Torcy et à quelques mètres de chez moi résonne encore la cloche de l’école de mon enfance, celle dans laquelle j’ai passé 7 ans de ma vie : de la maternelle à la fin de la primaire. J’y ai appris à lire et à écrire, j’y ai appris les chiffres et les nombres, l’amitié, l’amour, la honte et la fierté et tant d’autres choses encore.
J’aime le bruit de la sonnerie qui annonce la récréation et celui des enfants qui se précipitent dans la cour. Et quand je ferme les yeux, alors je me souviens. Je voyage dans le temps, dans mon passé, celui où j’étais un petit garçon avec des plus petits bras et des plus petites jambes.
Des images remontent, comme si elles avaient été englouties par le flot des années. Elles sont chaudes et pleines de joie, symptôme d’une époque où le malheur n’existait pas.
Il y avait l’été et les dames de service, perchées en haut du muret de la cour, sortaient les tuyaux d’arrosage pour nous asperger, c’est-à- dire des centaines d’enfants en liesse tellement l’événement était rare et l’eau rafraîchissante.
Il y avait les chats - perchés, glacés, bougie ou prison. Je ne courais pas bien vite mais ma petite taille me permettait de me cacher plus facilement que les autres.
Il y avait les coupures d’électricité, où plongés dans le noir, tous les élèves imitaient le cri du loup.
Aussi la cantine évidemment où je me faisais passer pour un musulman parce que le cordon-bleu a la dinde était bien plus appétissant que le petit salé aux lentilles.
Il y avait les toilettes, sales et l’éternelle enquête de "qui n’avait pas tiré la chasse d’eau".
Il y avait Tom, Louis et Saïd bien sûr mais aussi Mickaere, Cécile, Sofiane, Medhi, Zou Bihn et Karen.
Il y avait cet enfant bizarre à qui il manquait un oeil, l’autre dont la morve n’arrêtait pas de couler et Alikan qui avait perdu deux doigts dans un ascenseur en Turquie.
Et puis les cloportes sous les dalles de caoutchouc que l’on collectionnait.
Et les pâtes chinoises que l’on mangeait crues et les briques de lait qui nous servaient de ballon de foot.
Et puis Chang Ling et mon premier baiser dans la salle informatique.
Et tant de choses encore, et tant de gens…
Je suis chez moi au 14 rue de Torcy et j’ouvre les yeux, il est 16h30 et la sonnerie retentit à nouveau. C’est la dernière de la journée, celle qui marque la fin de l’école.
Aurélien
Malgré son immensité, la foule lui tourne le dos.
La faute au sourire ravageur de Mona Lisa, juste en face. Comme un sourire narquois lui étant adressé, sous une protection de verre, entouré de flashs et de silhouettes.
Lui est gigantesque, il dévore les murs et le plafond, et écrase de son humanité, devant ton corps minuscule assis en tailleur en le regardant.
Les Noces de Cana Paul Véronèse Huile sur toile
Dimensions : 6.77x 9.94m.
Soit soixante-sept mètres carrés sur un seul mur.
Tableau cacophonique. Fête hors du temps.
Chaos et démesure.
Vermillon, ocre, blanc marbré, et vert vif et lumineux, qu’on appellera Vert Véronèse deux siècles après la mort du peintre, composé de phtalocyanine, monoazoïque, et oxyde de zinc.
Cohue cérébrale des couleurs, engrangée par cent trente-trois personnages.
Et sept animaux.
Les chiens, le chat, et la perruche.
Avec les deux époux à gauche, en bout de table, semblant figés au milieu des autres convives en ébullition. Avec sur le balcon, un homme découpant de la viande en brandissant son couteau en l’air dans un geste rituel. Avec les trois musiciens au premier plan, représentés avec les traits des peintres Titien, Bassano, et Véronèse lui-même. Avec à leur côté, un jeune garçon versant le contenu d’un vase dans un récipient, tel une statue des Danaïdes, et découvrant le liquide rougeâtre qui manquait auparavant.
Et au milieu, le faiseur de miracles, accompagné de sa mère et de son auréole.
Je crois que, sans blasphème aucun, le caractère sacré de ce tableau me désintéresse totalement.
Mais la fascination est réelle. Probablement de par l’eau changée en vin. Le vin comme miracle. Le tout premier miracle même, selon l’évangile, comme si c’était le plus urgent, celui dont l’humanité avait le plus besoin pour vivre. Comme si sans le breuvage, toutes les relations humaines autour de cette table-monde allaient cesser. Comme si le seul cadeau du ciel était celui d’une ivresse dionysiaque.
Tableau-banquet, qui ornait le réfectoire du monastère San Giorgio Maggiore à Venise.
Tableau-trésor de guerre, donné par l’Italie à la France suite à la première campagne d’Italie menée par Napoléon. Cession actée par le traité de Campoformio de 1797.
Tableau-tourbillon, où l’alcool et la fête sont plus miracles en soi que les références religieuses, comme si le peintre vénitien fusionnait profane et sacré pour représenter une parcelle de monde.
Nota Bene : Il sera d’ailleurs accusé pour cela de blasphème par le tribunal de la Sainte Inquisition.
Il leur répondra avec ces mots : « Nous les peintres, nous prenons des libertés que prennent les poètes et les fous ».
Deuxième Nota Bene : un des chiens est en bas à gauche, noir, taches marrons. Dans plusieurs tableaux de banquets, un chien est présent, sous la table, près du vide.
Comme si l’humanité ne pouvait rire et vivre qu’en sa présence, même figée.
Cette toile est un morceau hors du temps, un immense anachronisme, puisque les costumes et bijoux sont représentatifs de la République de Venise, que Véronèse mêle au mythe de l’eau changée en vin dans la ville de Cana, dont la localisation géographique a toujours été inconnue. Ville fantôme, ville mirage, qui n’existe plus que sur ce pan de mur, comme un gouffre vertigineux attendant de se déployer et d’envahir la pièce pour exister à nouveau.
Et toi, cette toile quasi-fresque, tu la regardes, avec ton petit corps engourdit, comme si tu émerges après un sommeil écrasant, un de ces sommeils dont tu te réveille en rêvant que tu fais une chute vertigineuse.
Sur la fin, elles sont terrifiantes ces noces. Comme si elles pouvaient t’engloutir. Ou le mur s’effondrer. T’avaler entièrement.
Alors il faut se relever, traverser la foule, et s’en aller.