Sujet libre... toujours !

Pierre-Antoine

Une Ford rouge, non une Toyota. Étrangère comme moi àcette forêt du nord-ouest des États-Unis. Son allure de pick-up et sa tôle rouillée masquaient ses origines et participaient autant que ma chemise épaisse et mon vieux jean ànous assimiler, là-bas, au Montana. Confondu dans ce décor sauvage, je regardais au travers des branches de sapins jaunies par l’automne les nuages venus du Canada. Ils avaient passé la frontière et rabaissaient un ciel foncé àmi-hauteur des montagnes, descendant parfois en brouillard jusqu’àla mousse sous mes pieds. L’humidité exhalait un parfum qui s’accordait aux effluves des tronçonneuses et àl’odeur de la sciure. Quand les machines se taisaient, j’entendais la rivière claquer contre les rochers. L’eau de source transparente laissait apparaître des truites qui nageaient àcontre-courant. J’avais cependant pour consigne de me tenir àl’écart des cours d’eau. Ils attirent àeux les grizzlys amateurs de poissons. La prudence m’obligeait àrester àproximité du pickup où une carabine Winchester occupait une banquette. Là-bas, il n’est pas rare d’apercevoir un loup ou d’entrevoir un puma. Pour ma part, j’ai croisé la route d’un coyote inoffensif, d’une compagnie de daims et de deux élans empaillés dans un fast-food. Car pour que l’expérience soit parfaite et que le cliché ne souffre d’aucune difformité, il était nécessaire de ponctuer chaque dîner par un burger. Plus tard je regagnais mon hôtel àquelques miles d’ici. Un panneau lumineux indiquant « Motel  » éclairait péniblement deux dizaines de chambres exiguë s empilées en bord de route. Le passage des poids-lourds chargés de rondins sans écorce faisait trembler les vitres. Les quads des chasseurs, qui avaient quitté les sentiers escarpés, rejoignaient peu àpeu ce défilé sonore. Ils cachaient des trophées dans des sacs blancs étanches, ficelés par des tendeurs àleurs châssis chromés. À la télé fixée au lambris sombre, des chanteurs de country, àl’accent nasillard, retenaient mon sommeil pour encore un moment. Je m’endormais comblé dans la chambre n*15 de cette pension recluse à13 dollars la nuit. Chaque matin on y servait du lard sur une omelette au ketchup et du café àvolonté. Au même moment, de l’autre côté de la chaussée, une petite boutique de pêche recevait ses premiers clients. Sa devanture saturée d’autocollants patriotes superposait des slogans « Nous n’oublierons pas le 11 septembre  », « Notre nation est sous la protection de Dieu  », « Mon boss est un charpentier Juif  », « stoppons Obama  »... À hauteur d’œil, un portrait. C’était un jeune soldat en uniforme, tombé en Irak. Sous sa photo on pouvait lire : « Honorons nos morts  ». Cette image sentinelle semblait monter la garde, sur ce petit bazar, refuge de l’Amérique profonde. Làdedans, àl’abri des démocrates, s’empilaient des cannes, des hameçons, des épuisettes... Deux piliers, unis àleur base dans un coffrage, maintenaient une vitrine qui servait de comptoir. Les panneaux de contreplaqué, grossièrement découpés, cadraient un homme massif en plan américain. Une large salopette, imprimée camouflage, sanglait un ventre pesant àses épaules robustes. Après un échange bref, son étonnement manifeste m’invitait àrépondre àsa question avant même qu’il ne l’ait posé : « I’m French  ». Un rire moqueur amorti par ses joues marqua le début d’un rapide sermon sur l’absence des Français au Proche-Orient. Il me confiait avoir réduit sa consommation de french fries pour boycotter ce pays qu’il jugeait lâche et faible. Satisfait, j’avais trouvé dans sa boutique tout ce que j’étais venu chercher, beaucoup d’USA et un peu d’essence àtronçonneuse.

Plus haut, à30 minutes de route et de piste, se nichait une parcelle de forêt privée. Ce bois était la propriété secondaire du docteur John Wolf, un médecin retraité d’environ 70 ans dont le petit fils Asa était un ami. Le docteur Wolf habitait un chalet rustique qu’il chauffait l’hiver par un grand poêle en fonte. Une coiffe amérindienne, en plumes de pygargue, tombait d’une des poutres apparentes. Elle colorait la pièce àvivre comme le tapis navajo sous le rocking-chair. Devant la baie vitrée, Toker, le labrador noir, suivait du regard les mouvements des écureuils. John n’ayant plus la forme physique pour les tâches extérieures, son petit fils et moi avions monnayé la vitalité de nos 15 ans. Pour 40 dollars la journée, nous abattions, élaguions et fendions de quoi tenir le docteur au chaud pour les trois mois suivants. Asa avait besoin de 500 dollars pour s’offrir un veau qu’il revendrait, l’année d’après, àla foire de Spokane. Làbas, un marché éphémère s’ouvrait chaque année pour la fin de l’été. Parmi les attractions et les courses de monster-truck, deux halles immenses accueillaient les cowboys du Washington et des états voisins. Sous les toits de tôle, on se disputait du bétail aux enchères. Un fermier de l’Idaho fit ainsi l’acquisition de Bloody Sunday, un jeune cochon élevé par mon ami. Cependant, le veau allait lui rapporter davantage, assez pour brocanter son tout premier 4x4. Quelques jours plus tard, ce même fermier nous invitait àdécapiter ses 80 poulets àla hachette pour quelques billets supplémentaires. Diplômé de l’école buissonnière avec mention, Asa Tom Sawyer Wolf avait fait de Peter son Huckelberry Finn. Grâce àlui, ma paye de bà»cheron d’occasion me permettait une virée en Californie, prochaine étape de ma conquête de l’Ouest.

Kim

Pour passer de l’autre côté de la Seine et atteindre Gabriel-Péri, il faut emprunter la ligne 13, surnommée “la ligne des pauvres†par Libération. C’est celle qui est en bleu ciel sur les petites cartes, c’est aussi celle qui culmine généralement à120 ou 130 % de saturation. Au-dessus de ses sièges violets passés, on peut apercevoir, lorsqu’on a l’honneur d’obtenir une assise, de nombreux tags ou gravures enflammés : “Morgane JTM†, “Flic, arbitre, militaire, qu’est-ce qu’on ferait pas pour un salaire†, “La ligne 13, c’est celle qui relie la Roumanie aux enfers. C’est même àcause d’elle que le chiffre 13 porte malheur†.

Mais ce qu’on peut voir surtout, c’est ce moment de grâce, qui n’existe qu’une seule fois pendant son long voyage, la transformation du métro-souterrain en tube filant au-dessus de l’eau. Ça dure environ 2 minutes et si ce jour-là, il y a du soleil, alors personne ne peut s’empêcher de lever les yeux pour regarder par les fenêtres. Je ne saurais pas dire pourquoi mais l’effet est plus fort quand on a une place assise, et si on a en plus une musique qui en jette dans les oreilles, alors on est obligé de ressentir un petit quelque chose. Même si c’est tous les jours, même s’il est 6h du matin, même si on est sur un strapontin àcôté d’un voyageur qui sent le tabac froid ou qui parle trop fort au téléphone.

A gauche, c’est La Défense qui apparaît, loin, assez loin pour paraître belle d’une certaine manière. C’est pourtant pas joyeux, La Défense, c’est même plutôt angoissant ça dégage du burn-out ou du trader àmallette qui parle mal aux serveuses et qui paye en ticket-restaurant du CE. Mais là, elle est comme moins froide, dénuée de son sens premier, elle renvoie le soleil par ses grattes-ciels aux mille fenêtres. A droite, on peut voir un autre pont, quelques péniches de toutes les couleurs et de petits bateaux àmoteur dont l’utilité et l’appartenance posent question, mais pendant les deux minutes seulement. Est-ce qu’il y a des gens qui ont un jour acheté un bateau pour le mettre ici ?

Après ce court passage au-dessus de la Seine, le métro pénètre ànouveau dans son tunnel et chaque voyageur retourne àson téléphone, son horoscope du 20 Minutes ou son vernis des doigts de pied. Il s’arrête alors àla première station asnièroise : Gabriel-Péri. Un escalator, un vendeur de fruits et légumes puis un escalier qui mène àla rue pour le moins peu accueillante. En effet, le premier panneau que l’on peut voir, au bout de 6 marches àpeu près, arbore la phrase “Ville placée sous vidéosurveillance". A gauche, certainement le plus gros arrêt de bus de l’ouest parisien - au moins 15 différents s’y arrêtent - àdroite, làoù nous allons, on pénètre dans “la rue de Bruno†. Je l’appelle la rue de Bruno parce que 3 mètres plus loin se trouve l’atelier de costume du Studio, de l’extérieur juste une fenêtre avec des barreaux et une porte en PVC qui fut blanche un jour porte le logo du théâtre. Si l’on y passe à9h, il y a systématiquement devant l’entrée, Bruno, le costumier millénaire en blouse blanche et moustache grise qui fume une Winston bleue en regardant les gens passer. La porte entrouverte laisse voir quelques pièces pleines de paillettes, une perruque, une robe de mariée, on y devine des caisses pleines de poussière et de mauvais goà»t. On passe ensuite un Franprix àhauteur de la boulangerie rouge qui fait les pains suisses pas très bons (ils ont un arrière-goà»t de pistache), deux bâtiments en travaux autour d’une maison, elle habitée, couverte d’un bandeau “chantier dangereux et bruyant 6 jour par semaine depuis 5 ans, et c’est pas fini ! Merci la mairie !†. Après ça on peut aller tout droit, ou prendre la rue perpendiculaire mais je n’ai jamais pris la rue perpendiculaire parce que je n’ai aucun intérêt àaller ailleurs qu’àl’endroit qui m’intéresse. Les jours de beau temps, il faut àtout prix passer par le parc, certes pour se permettre ce luxe, il faut partir avant l’heure, mais la traversée en vaut la chandelle. Le soleil alors se reflète dans l’eau de la fontaine centrale qui danse vers le ciel. Mais surtout d’un coup apparaissent, comme dans une petite bulle hors de la ville, de grands arbres plantés sur un gazon parfaitement vert et des petits vieux sur des bancs. C’est très beau les petits vieux sur les bancs. Bifurquez ensuite àdroite puis àgauche puis àdroite, prendre un café chez Jacques, un allongé àemporter à1 euro 30. Chez Jacques en réalité c’est un café qui fait l’angle àla devanture verte, le “bar du petit théâtre†ou quelque chose du genre, mais depuis toujours on l’appelle Chez Jacques parce que le propriétaire, il y a 10 ans, s’appelait comme ça. Mais le matin c’est Valérie qui gère. Valérie a la cinquantaine, un tee-shirt noir àmanches longues et un tablier bleu marine, elle boîte parce qu’elle a des problèmes de genou , appelle les clientes “ma belle†et demande toujours toujours comment ça va. Pendant que le café Lavazza coule du percolateur de gauche, il est important de jeter un Å“il àl’horoscope du Parisien qui trône sur le comptoir, àl’avant-dernière page, àcôté de la météo. Ne pas le lire si le moral n’est pas au top, car ces oracles quotidiens peuvent s’avérer assez durs. Dans les jours de grandes fortunes, un ou deux petits beignets au chocolat dans la boulangerie qui coà»te trop cher et qui met trop longtemps, juste en face. Encore 60 mètres àpeu près et on arrive devant le portrait de Molière qui indique l’entrée du Studio. 0609, escalier étroits d’un jaune criard, deux étages en colimaçon. Dire bonjour au bureau, ouvrir la porte rouge et grinçante de la salle de répétition, personne n’est arrivé. A cette heure jamais personne n’est arrivé. S’allonger par terre, la journée commence.

14 août 2021
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