Changer d’avis

Quand on a commencé ensemble ce projet, on est passé par plusieurs phases, dont une qui était la suivante : réfléchir de façon individuelle à un possible scénario et puis le proposer devant tout le monde, histoire de voir ce que chacun en pensait et si ça paraissait être, oui ou non, une idée stimulante, intéressante et dans laquelle on puisse tous se retrouver. Et si l’idée d’une enquête policière est revenue de façon récurrente, celle qui a été évoquée assez souvent elle aussi et à laquelle j’ai pas du tout adhéré, c’était la question des transports.
Pourtant, en soi, ça avait l’air assez sympa. Le fait de regarder par la fenêtre d’un wagon, quelque chose qui relevait de la déambulation immobile et de la contemplation passagère, entourée de gens qu’on espérait différents et qui, si ça se trouve, ne l’étaient pas du tout, et se laisser bercer aussi bien par leurs paroles que par les messages du conducteur ou par le ronflement du moteur. Au niveau de l’écriture, et par rapport à ces thèmes des métamorphoses et de l’instantanée, ça aurait pu donner quelque chose de très intéressant, et pourtant, jusqu’à très récemment, j’ai été plutôt soulagée que ce sujet ne soit pas le sujet principal de notre feuilleton.
Eh oui, j’ai fini par changer d’avis, par déplacer mon fusil d’une épaule à une autre, et tout ça pour une raison toute con en plus. C’est tout simplement que je me suis rendue compte il y a peu que j’avais vraiment quelque chose à dire et à écrire sur les transports, tout simplement parce que depuis que je vais à la fac à Cergy, oui, je fais l’expérience de quelque chose de merveilleux et que je n’aurais jamais pensé possible, moi, banlieusarde ayant tellement côtoyé Paris que son réseaux de transports souterrains, plus ou moins aérien quand les roues prennent de la hauteur grâce à un pont, et de surface quand les roues, cette fois, supportent des taxis ou des bus, n’a plus aucun secret pour moi. Il faut dire aussi que j’ai avec tout ceci une histoire assez folle et composée d’éléments tous plus barrés et WTF les uns que les autres.
Du style, en vrac : la ligne 13 retenue à quai pendant près de 40 minutes pour cause d’un homme déféquant sur les rails ; un chien qui faisait de la concurrence à un chanteur ambulant en se mettant à aboyer dès que le pauvre artiste essayait d’en placer une ; un clochard qui s’inventait une vie à chaque rame pour apitoyer le plus possible les gens et dont j’admire sincèrement la fertile imagination ; une dame avec une voix de trompette qui elle aussi racontait son histoire en vue de nous quitter avec quelques piécettes en poche et à qui on finissait par refiler un sou ou deux juste pour qu’elle ferme sa gueule tellement son timbre c’était pas possible ; un homme qui se préparait visiblement à aller au ski et qui a tellement crevé de chaud pendant les quelques arrêts qu’il a passés en notre compagnie qu’il a laissé derrière lui une telle odeur de sueur qu’on a été plusieurs à quitter le wagon à la station suivante ; un conducteur de bus qui se croyait visiblement dans GTA avec ses grands coups de volant et son allure ; un conducteur de taxi qui avait un répertoire de blagues caca pipi popo encore plus immense que celui de Bigard ; un conducteur de tramway qui devait kiffer son klaxon car il le faisait entendre pour un oui ou pour un non ; un conducteur de métro qui avait oublié de débrancher son micro car on l’entendait parler tout seul dans l’ensemble de la rame ; un conducteur de train qui nous a passé sa playlist afin de célébrer ce vendredi soir et ce début de week-end. Ce n’est qu’une énumération à peine complète, car il y a tant de trucs que j’ai vécus dans les transports et qui font que, oui, c’est un endroit assez particulier et riche pour moi. Mais ce n’est pas ça qui m’intéresse là.
Non, là, ce que je veux dire, ce que je veux faire comprendre, c’est que je pensais sincèrement que, niveau transport, rien ne pourrait plus jamais me surprendre. Et pourtant, je me suis rendue compte que j’avais tout expérimenté sauf un truc. Et ça tient sûrement au fait que c’est surtout Paris et sa banlieue qui sont le centre de mes expériences. Ainsi donc, l’heure de pointe, je connais. L’heure de pointe et, double peine, se prendre des annulations de train dans la face, ce qui fait que tu rentres chez toi entassé dans les wagons, à tel point que, quand les portes s’ouvrent et que les gens en sortent, c’est comme une bouche qui vomirait ses tripes, ses boyaux, mais pour aussitôt se remplir de nouveau car ceux qui partent sont remplacés par d’autres.
C’est dire si le train à certaines heures correspond à ce concept et à cette réalité de l’heure de pointe pour moi. C’est donc dire si, sur les coups de 17H00 et alors que j’arrive en vue de la gare de Pontoise qui va me servir à rentrer chez moi, je suis au taquet, parée à défendre chèrement ma place dans ce train ! Un train qui va arriver, et la tension grimpe d’un cran supplémentaire lorsque, levant les yeux vers cet écran informatif prêt duquel je me suis postée, je vois que d’ici une minute, la succession de wagons sera à l’arrêt. Et quand elle apparaît, je suis prête de chez prête. Les portes à peine ouvertes, bam ! Je m’engouffre dedans, je remonte tout le wagon, direction la place que j’ai repérée et qui, par chance, est libre. Une chance que je ne dois pas laisser passer, aussi je presse le pas, pour arriver la première, pour avoir la chance de m’y installer et de ne plus en bouger jusqu’à ma destination. Et c’est seulement quand je pose enfin mes fesses sur le rembourrage de ce siège en bout de wagon que le sentiment de fierté s’installe, mais s’installe pour aussi vite disparaître car quelle victoire y a-t-il à savourer si on se rend compte qu’on a été tout seul dans la course ?
Rien, nobody, pas un chat, pas une âme, que dalle, nada. Pétard. Mais où sont les gens ? Y a bien un type qui me rappelle ces jeunes à casquettes qui descendent à ma gare, et qui me ressemblent aussi à bon nombre de mes copains, mais mise à part ça, y a personne. C’est vide. Le wagon est vide. Alors que c’est un train moderne et qu’il est 17H00 passé. Mais normalement, il aurait dû y avoir un carambolage et au moins trois personnes qui, convoitant la même place que moi, frappent du pied par terre et se montrent vexées comme des poux parce que je les ai devancées, parce que c’est moi qui ai gagné. Or, là, vu que je suis toute seule…
Oh pétard, c’est tellement ouf que j’ai du mal à réaliser ce qui se passe. J’ai dû passer quoi ? Allez, trois arrêts avec une gueule d’ahurie en guise de visage tellement j’en reviens pas, tellement ça m’est encore jamais arrivé un machin pareil. Prendre un train à 17H00 passé et ne pas se retrouver serré comme dans une boîte à sardine ! L’hallucination partie, c’est l’euphorie qui m’a gagnée. Et depuis, quand je prends tranquillement le train après 17H00, que je prends ensuite mes aises en m’étalant dans un carré formé par 4 sièges et que je suis pépère au calme, sans mendiants, sans joueurs d’accordéons adeptes des fausses notes et sans conducteur qui rappelle toutes les minutes qu’il faut se tasser le plus possible dans le train pour que les autres passagers puissent rentrer, je pense à ma mère, qui doit galérer comme un porc avec son horrible ligne 13, qui mettra dix fois plus de temps que moi pour seulement rallier la gare Saint-Lazare, et qui n’aura jamais la possibilité de faire ce que moi je fais, à savoir trouver une position confortable, un peu comme si je m’allongeais, fermer les yeux, sourire, regarder dehors, pianoter sur son portable, sortir un bouquin pour le plaisir, pour étudier ou pour le plaisir d’étudier, respirer un silence à peine troublé et se sentir autant en paix.

Cécile Magueur

16 janvier 2017
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