Ely par Julie Ménard

Les corps agglutinés dans le wagon, il fait si chaud
La ligne B a un putain de problème de ventilation
Le sac qui scie l’épaule
Bouquins en trop
Elle n’aurait pas dû mettre de collants
Ça colle et ça glisse
Casque sur les oreilles
En boucle, toujours cette même musique
Riffs et pulsations
Elle pense à Béril.
Plus que trois arrêts
Encore des corps qui s’engouffrent
Vite en finir
Vite
Sortir
Monter quatre à quatre l’escalator
Courir sur le trottoir
Ne pas rentrer dans des mamans
Poussettes et caddies
Pardon, Pardon
Monter six à six les marches
A peine bonjour
Ça l’arracherait de dire bonjour ?
Ouvrir la fenêtre de sa chambre
S’allumer une clope
Elle va boire un thé vert.
Béril, regardes-tu la mer ?

Elle n’a pas faim
Elle ne mettra pas un morceau de cette dinde dans sa bouche
Elle ne mettra pas une miette de cette bûche entre ses lèvres
Mange
Il y a des gens qui meurent de faim partout autour partout
Il y a des gens qui seraient heureux d’être à ta place
Elle ne croit pas non.
Elle ne pense pas que quiconque aimerait être à sa place,
Ce soir.
Elle a 10 ans et elle sait déjà qu’elle mettra du temps à digérer cette nuit-là.
A oublier le regard fuyant de sa mère.
A oublier ce sentiment d’avoir été complètement lâchée.
Les yeux noirs obstinés
Elle ne desserra pas les mâchoires et elle lui tiendrait tête
Tu l’as bien cherché je t’avais prévenue
Punition
Monter sur la rambarde de la fenêtre
Alors qu’on lui avait dit non
Et encore non et non.
Tu seras punie
T’es pas mon père
C’est ma maison
On t’a déjà dit non
On ne te fait
Pas de cadeau.
Pourtant au pied du sapin
Emballé dans du papier
Son prénom écrit au feutre
Tiens, c’est pour toi
Un rouleau de papier toilette.
Elle l’a bien cherché

Il a approché sa main, relevé une mèche de ses cheveux
T’es belle
Je peux ?
Le monde s’arrête brusquement de s’agiter
Pour ce baiser
Rien d’autre n’existe
Elle ferme les yeux
Sa main est restée sur sa joue
Elle entrouvre les lèvres
Sa langue a un goût de carambar
Il mordille la sienne
C’est le dernier soir
Il faudra repartir pour la ville
C’est fini.
Repartir pour cette vie qu’elle a du mal à habiter.
Ce soir elle se sent consolée
Par un baiser.

Pourquoi ils ne sont pas retournés dans le Sud ?
Pourquoi on ne lui demande jamais son avis ?
Pourquoi on se retrouve dans ce camping pourri ?
On n’aurait pas pu retourner à Cassis ?
Pourquoi jamais on ne l’écoute ?
Elle commence à me les briser ta fille
Jamais contente de rien
Tu es pourrie gâtée
Tu sais le nombre de gamines qui aimeraient être à ta place ?
Alors ça franchement elle aimerait bien les connaitre.
Va faire la vaisselle au lieu de faire la gueule
C’est ton tour
Et traîne pas
Mais il pleut !
Oh Cosette !
C’est pas un peu de pluie qui va te décoiffer.
En tongs
Marcher sur le sentier
C’est par où les lavabos ?
Et merde et merde
La boue sur les pieds
Tourner à la tente bleue
Elle a dû se gourer
Se perdre
Glisser
Tomber
De la boue sur la bouche
Se relever
Et là sur sa jambe
Un monstre
AAAaaaaaaaaah !
Gluant
Baveux
Je voudrais mourir.

Dans la boîte aux lettres
C’est quoi ça ?
C’est pour moi
Retirer des mains de ce gros con, l’enveloppe.
C’est personnel
Monter six à six les marches
S’enfermer dans sa chambre
Je n’aime pas quand tu fermes à clé
C’est chez moi
C’est chez nous
Vivement qu’elle se tire de là.
Ouvrir délicatement pour ne pas déchirer une seule des lettres de son adresse,
Ne pas déchirer le C de Cassis
Un mot
L’espoir qu’elle allait bien
Le temps qui file
Le bac bientôt
Souvent je pense à toi
Comment va ton petit copain ?
Et puis peut être on pourrait enfin je ne sais pas si ça te dit mais enfin je me disais je vais passer et je sais que c’est ton anniversaire et je sais que tu aimes ce groupe…
Alors peut-être on pourrait y aller ensemble ?

Quand elle pourra décider par elle-même des directions que sa vie prendra
Il ne sera plus jamais question d’incidents sur les voies
Les gens sourient rarement sur cette ligne.
Elle aimerait avoir une mobylette
Filer à la mer après le boulot
Elle déteste le contact des peaux
Les gens ont rarement la peau douce sur cette ligne.
Casque sur les oreilles, elle écoute en boucle le morceau
Elle a réussi à fixer ce moment
Elle espère le fixer longtemps dans son disque dur
Les pleurs de le retrouver devant l’entrée de la salle, la chanteuse et son sourire de félin, elle entame Black Balloon….
Leurs mains qui se touchent
Il ne regarde pas du tout le concert
Il la bouffe des yeux
Elle fait semblant de ne pas le voir
Et puis …
Elle se retourne
Langue caramel

Attends deux secondes !
Elle va jeter un œil
Elle est certaine qu’ils l’ont
C’est toujours incroyablement mal rangé
Elle va le retrouver
Aujourd’hui
Ça roule
Tout roule
Elle va le retrouver.
Elle aime venir ici
Elle aime éternuer la poussière
Elle aime que des gens pas gênés aient écrit dessus
Regarde !
Elle l’a retrouvé
« Et quand tu n’es pas là je rêve que je dors je rêve que je rêve » [1]

Il avait dit :
Pour faire une bonne dissertation ne restez pas comme des cons collés à votre copie
Allez plutôt vous balader dans la forêt, boire une bière ou un café
Et réfléchissez.
La philo c’est la vie
Bon, ok la philo c’est la vie
Là il n’y a pas la possibilité de commander une bière
Il y a un examinateur qui a l’air bien vénère
Pas l’ombre d’une forêt
Respirer
Faire le vide
Réfléchir
Pas le nez collé
Ok là j’y vais
15,5 !!!!!!!
Wiiiiiiiiiiiiiiiihahaahaha
15 et demi
Elle a aimé ce et demi
Elle a aimé balancer la note à Monsieur Franz
Et voir une virgule se former sur sa joue
C’est un sourire ça, Monsieur ?
Elle l’a !
Avec mention
Elle fait des bonds de joie
Appeler Béril !
Non
C’est naze
Elle va prendre le premier train.

Julie Ménard

11 juillet 2016
T T+

[1Paul Eluard, Capitale de la douleur.