La Fabrication du Livre contre la Guerre
Notes pour un premier chapitre du livre en cours GUERRE & FOUS... Ce roman de non-fiction se forge en parallèle à la réalisation d’un film par Christophe Bisson, GUERRE & FOLIE, travail mené entre 2019 et 2021, dans le cadre de son club d’art plastique au foyer Léone-Richet, Caen. Les deux œuvres, autonomes - le livre et le film - constituent un objet double, un diptyque, qui s’inscrit dans le projet d’ensemble "La Fabrication du Livre contre la Guerre", réunissant des Chapitres qui témoignent de l’enquête menée dans différentes villes sur le bîmarîstân Al-Arghoun d’Alep, avec des groupes de "concernés" et des spécialistes ou des habitants d’Alep.
« (…) car la route les conduisant d’une guerre à une autre guerre, jamais d’une guerre à la paix, et ce Wassich, ou quel que soit son nom, s’était désespérément enfoncé dans sa rituelle monodie d’amateur pour finir par devenir complètement fou, car il n’y avait pas de Porte de Sortie (…) »
László Krasznahorkai, Guerre & Guerre.

Chapitre 1 :
Ce jour de juin, lendemain de la soirée, nous étions dans un cloître transformé en musée, et nous avions procédé à l’échange entre le groupe de cette ville de l’Ouest et le groupe de cette vile de l’Est de la France. L’échange des gravures effectué avec le cinéaste qui anime le Club d’Art plastique du Foyer.
Cet échange des gravures produites par les deux cellules de veille avait été un beau moment, un moment joyeux et grave comme toujours avec les personnes qui ont traversé de grandes souffrances. Après une année de travail sans se rencontrer autrement que par vidéos, les deux groupes avaient échangé leurs travaux. Tout s’était passé sans solennité, mais avec un beau sérieux.
Invités par le groupe de femmes syriennes réfugiées, nous commémorions en ce mois de juin les dix ans de guerre en Syrie, et l’amitié de cette ville de l’Est de la France avec Alep, cette belle ville, la plus ancienne ville de l’histoire de l’humanité. La ville aux vieux quartiers chargés de souvenirs millénaires, aujourd’hui dévastée par les acteurs du conflit, dans une entreprise de destruction obsessionnelle dont le gouvernement avait été l’acteur le plus zélé.
Ce matin, donc, Julien avait senti revenir les voix.
Le jeune homme roux avait dû s’isoler sous les arcades médiévales pour apaiser cette voix, celle de son grand-père qui remontait chaque fois qu’il vivait quelque chose de trop intense. Quelque chose qui lui avait fait plaisir. Trop plaisir. Ça flambe en lui.
L’éducatrice m’avait demandé de le laisser tranquille. Elle connaissait ces épisodes, et savait que Julien, dans ce contexte heureux du voyage et de la rencontre, aurait raison de la voix. Il saurait la faire disparaître, pour un temps.

Julien est un jeune homme roux originaire du Sud-Est de la France, en soin au Foyer de cette ville de l’Ouest depuis une dizaine d’années. Je l’ai rencontré au début du projet. A ce moment-là, il venait d’obtenir l’autorisation d’intégrer un appartement autonome, en ville. Depuis, il habite seul, et il vit avec sa maladie, soutenu par le Foyer où il continue de suivre des activités.
La veille, au cours de la soirée où nous avaient invités les femmes syriennes en exil, nous avions assisté à d’autres manières de flamber. Dans le groupe des pensionnaires du Foyer, ça bouillonnait...
C’était Adam, par exemple, qui avait éprouvé le besoin de demander à une des jeunes femmes son numéro de téléphone, alors que le mari de la jeune femme jouait du oud sur la scène...
L’autre éducatrice qui accompagnait le groupe, avait dû intervenir, avec délicatesse mais fermeté, afin de remettre cette demande à sa place. Adam est un garçon encore débordé par les mouvements pulsionnels et instinctifs de l’adolescence, par le désir de monter au créneau et d’éprouver la solidité des limites qu’on lui donne.
Pourtant, depuis qu’il a rencontré Simon, il trouve une façon de se mêler au groupe. Avec sa tendresse de bulldozer, il apporte ce qu’il a de meilleur. Son énergie enragée d’ancien gamin fugueur, porteur de nuits passées dans les rues et les gares, qui connaît nombre de villes de France pour les escapades qu’il y a faites, sautant de train en train, fraudeur et camé jusqu’à la fin du voyage, dans la redescente, au détour d’une ligne de fuite lancée trop tôt…

Adam est arrivé un jour dans l’atelier, l’esprit envahi par un problème. Il avait mis enceinte une fille. Il allait être père. Nul n’a jamais su d’où venait cette histoire qui l’avait hanté au point de devenir toute sa réalité durant quelques semaines… Simon avait expliqué à tout le monde que ce n’était pas vrai. Et aussi, que ce n’était pas grave.
Simon est un jeune homme posé, solide. Il est le seul capable d’accueillir les énergies brutes de son débordant ami.
Lui aussi a connu ces mouvements de train qui s’emballe. Et d’ailleurs, il sait que le cheval est toujours là, dans le ventre de la locomotive, et que nul ne sait quand il va s’emballer. Il sait que le déraillement est toujours possible, non pas à chaque instant, mais à des moments précis, dont la précision échappe à tout savoir. Ni les psychiatres, les savants, ni lui-même, le premier concerné, ne peuvent prévoir le jour et l’heure où passera le train. Mais lui, Simon, il n’a pas le choix : il sait qu’il doit être prêt. Surtout à des moments comme celui-là dans la ville de l’Est, parmi les Syriennes. Ainsi, comprend-il la fougue d’Adam.
Au cours de cette soirée de juin où flambaient les passions et les illusions, l’homme qui était monté sur la scène avec son instrument, ce réfugié syrien dont l’épouse avait cuisiné pour cette soirée de fête, jouait avec gravité cette musique de haute précision que constitue la musique orientale. Cette musique sans contrepoint, car là où il n’y a qu’un Dieu, il n’y a qu’une voix. Les femmes et les hommes en exil retrouvaient dans les arabesques sonores quelque chose de ce qui avait fait le meilleur de leur quotidien disparu.
Certains fermaient les yeux. Ils y étaient. Pour une seconde. Par la musique, le souvenir du temps de paix… Ils y étaient. Où nous ne pourrons jamais plus aller… La Syrie d’avant… C’est le propre de la musique, se dissoudre au moment où elle se fait…

Le lien entre les deux cellules de veille s’était fait entre l’hiver et le printemps par le moyen d’une application mobile multiplateforme. Chacun avait pu au cours des ces mois échanger des pensées, des photos, des recettes de cuisine, les avancées du projet… Mais comment laisser des relations interpersonnelles se nouer entre les membres des deux groupes ? Il était question de préserver le cadre thérapeutique du groupe des pensionnaires du Foyer autant que la sécurité des personnes exilées en France.
Le trait d’union entre les personnes des deux groupes devait demeurer notre objet de travail.
Nous menons ensemble une enquête autour du bîmarîstân Al-Arghoun, ce premier hôpital psychiatrique de l’humanité, créé et animé au XIVe siècle dans la ville d’Alep. Ce qu’on peut encore lire de la philosophie du soin qui y régnait, me semble si humaniste que ce lieu du Moyen Age constitue encore aujourd’hui un exemple de psychiatrie humaniste, et pourquoi pas, un modèle... Une utopie réalisée hier, là-bas, dans ce pays où aujourd’hui l’horreur a fait disparaître des lieux, des liens et des pratiques millénaires…

Ainsi, au XIVe siècle, en plein Moyen Age islamique, cet hôpital avait-il été bâti selon une architecture propre à soigner les souffrances psychiques, car les médecins avaient constaté les effets anxiogènes ou apaisants de l’espace sur le psychisme : les couloirs n’étaient pas droits mais incurvés ; les pièces n’étaient ni rondes ni carrées, mais hexagonales ; des fontaines dans les jardins apaisaient les excités ou calmaient les apathiques ; les portes n’étaient pas gardées, mais une porte servait à entrer dans l’hôpital quand on n’allait pas bien, et une autre porte servait à le quitter quand on considérait qu’on allait mieux... Et enfin, les musiciens de la ville étaient payés pour venir jouer afin d’adoucir l’attente des patients… Car la musique est patience...
Ce magnifique bâtiment situé dans la vieille ville, en face d’une célèbre savonnerie, était avant la guerre le musée de médecine de la ville d’Alep. On pouvait y admirer de vieux instruments, des mannequins représentant Avicenne et Averroès, y boire le thé ou parfois entendre de la musique soufie…
Les Alépins se souviennent de cet endroit comme d’un lieu de paix...

Que reste-t-il aujourd’hui du bîmarîstân Al-Arghoun, après cette guerre aussi interminable qu’une psychanalyse ?
Sommes-nous même « après » la guerre ? La guerre a-t-elle cessé du seul fait qu’on n’en parle plus dans nos médias, le discours et les images de la guerre s’étant déplacés dans une autre région, sur un autre front ? L’événement a-t-il disparu parce qu’il est sorti de notre champ de vision ?
Qu’est-ce que « la Syrie » pour nous aujourd’hui ? Quand un tremblement de terre ou une autre crise ne ramène pas le lieu dans notre champ de conscience aussi étroit que surinformé… Que voyons-nous encore, avec nos yeux encombrés de ce qui n’est pas de visions, de ce qui n’est même pas des images, à peine des voyures ?
Nous avons tous vu ici, dans les médias, quand on en parlait encore, comment la Syrie s’anéantissait. Nous avons vu en images les horreurs. Nous avons vu les vidéos de la vieille ville d’Alep transformée en ruines… Ces visions sont recouvertes à présent par d’autres images d’horreurs et de ruines. Une néantisation orchestrée ailleurs, par les mêmes musiciens de violence. Et nous savons aussi, par les horreurs que notre pays a connus, qu’on reconstruit fort bien après les guerres, comblant les gouffres, posant les fondations nouvelles des nouveaux oublis, sous lesquels pourtant les failles persistent, laissant hurler des courants d’air et suinter des ruissellements d’eaux noires, et laissent en nous de dangereux tremblements qui ne préviennent pas leurs futurs effondrements.
Un architecte, chargé de reconstruire la vieille ville d’Alep, a expliqué au groupe du Club d’Art plastique du Foyer, dans un échange en visio avec Julien, comment il travaillait sur ce projet de reconstruction de cette ville plurimillénaire.

La question que lui posait Julien était de savoir si reconstruire guérissait de l’expérience de la perte. Si reconstruire rendait ce qui avait disparu à travers ce qui avait été détruit… Julien citait Walter Benjamin sans le savoir, en décrivant la manière dont on avait détruit plus que la chose en atteignant son aura. Cela qu’on ne retrouverait pas. Non, l’aura de la ville d’Alep ne se retrouvera pas.
« Ce qui disparaît, dit Julien avec la fulgurance qui le caractérise, c’est ce qu’on ne pourra pas retrouver, même si on refait la chose à l’identique. »

La seule évocation du bîmarîstân que j’avais trouvée dans la presse, était un article de Jean-Pierre Filiu publié dans la revue XXI à l’automne 2013, « Le Gardien d’Alep ». Il évoquait l’engagement d’un jeune archéologue pour convaincre les groupes rebelles armés de préserver les bâtiments de la ville.
« Magnifique demeure aménagée dès 1354 en hôpital, puis en musée de la médecine et de la science, le maristan Arghoun, cible d’un tir d’obus en octobre 2012, est ainsi décrété "zone militaire" et fermé à tout intrus. A la différence de la mosquée des Omeyyades fortifiée par le régime qui en a fait une zone de guerre en y plaçant ses batteries, la militarisation du maristan par l’Armée syrienne libre vise à neutraliser le lieu, pour prévenir pillages et déprédations. »
Mais ensuite, je ne savais pas ce qui était arrivé au bâtiment.
Au cours de l’année 2016, pendant des mois, les forces gouvernementales ont bombardé les quartiers d’Alep avec des barils remplis d’explosifs ou de chlore, pendant que des groupes rebelles minaient les sous-sols. On pouvait craindre le pire pour notre bâtiment...
Mais l’architecte a appris à Julien que le bîmarîstân Al-Arghoun avait traversé cet enfer sans autre dégât et en était ressorti presque indemne. Les bâtiments se tiennent toujours debout, dans les rues dévastées de la vieille ville, au pied de la Citadelle…

En décembre 2020, l’Architecte nous a écrit que les services du patrimoine de la ville d’Alep étaient à l’œuvre et avaient restauré la brèche de 2012. Il nous a envoyé une photo du dôme éblouissant de blancheur, en plein soleil.
Cette photo fait réponse à d’autres que l’architecte nous avait envoyées, au début de nos échanges, l’hiver 2019.
Ce sont des images prises de l’intérieur du bîmarîstân, en contre-plongée, révélant la belle courbure des dômes. Une coupole est entamée par une brèche dans la pierre, qui s’ouvre à la verticale, comme une plaie aux bords déchiquetés.
Ce sont ces images, agrandies par photocopie noir et blanc, qu’a choisies Martin au cours d’un des ateliers d’art plastique, afin de l’étudier à sa façon, sous le regard-caméra du cinéaste.
Martin est un jeune homme de vingt-cinq ans, passionné de foot et du chanteur Soprano. Il ne parle que de cela, et c’est cela qui lui permet de parler. Parler de foot et du chanteur Soprano. Comme si ces sujets, ces univers de parole, étaient des lieux dans lesquels il était sûr de pouvoir rencontrer les autres. Son débit de parole entraîné par une mécanique très rapide, et un peu rayée, ne rend pas facile l’écoute de son discours qui, à force de tourner autour de ces mêmes sujets, provoque le contraire de ce qu’il est censé permettre - repousse au lieu de rapprocher. Comme si Martin avait mal compris les fonctions centrifuges ou centripètes de la parole dans la relation à l’autre...
A moins qu’il n’ait au contraire très bien compris cela, et qu’il organise, pour répondre aux raisons mystérieuses de la psychose, l’effondrement de son besoin de relation, utilisant pour repousser ce qui ramène à soi - et inversement.
Souvent, Martin se vexe d’une parole ou d’un geste qui lui a été adressé, et le cinéaste m’a vite expliqué qu’il fallait le laisser seul plutôt que de venir l’entourer, prétendre l’apaiser. Quand il bouillonne de cette colère contre les autres, il faut le laisser tournoyer dans sa colère, afin qu’il en trouve la sortie…
Dans cette séquence autour des photos de la brèche, filmée par le cinéaste, on voit M. feuilleter des photocopies du bîmarîstân. Il suit du doigt les lignes de force de l’architecture sur plusieurs photos. Son doigt passe d’une image à l’autre, suivant ces lignes qui relient de page en page la construction du lieu par des accords et des liaisons inédites, impensées par les bâtisseurs non plus que par les visiteurs ou usagers habituels des lieux. Le doigt de Martin révèle-t-il une structure cachée entre des espaces différents de ces lieux ?
Dans cette séquence, on voit aussi Julien, pensif, roulant de ses doigts jaunis du tabac aussi roux que sa barbe de mystique russe. On voit Karine dormir. On voit Julien fumer sa cigarette. On voit la pensée sur leur visage. Les doigts jaunis. Nous travaillons. On pense. On partage dans ce jardin en paix un travail de pensée. Et le cinéaste filme cela. C’est cela que fait le doigt de Martin, il pense les lignes des lieux. Sur le passage du doigt, le papier craque parfois. On entend les bruits de la vie alentour, des enfants qui jouent, des gens qui s’appellent, des oiseaux.
La séquence est longue. A la façon du cinéaste, le temps se déroule dans sa réelle souplesse. Le temps que les choses adviennent. Le temps de la pensée est celui qu’il faut aux gestes pour être effectués, aux sons pour se déplacer, aux ombres et aux rais de lumière pour changer.
Martin tient les deux photocopies en regard, et nous les regardons. Ce sont des photos prises du sol, la tête en arrière, en contre-plongée, montrant deux coupoles : l’une ouverte d’un puits de lumière et l’autre d’une brèche. Deux ouvertures dans la pierre, deux ouvertures de blanc dans la page en noir et blanc.
Celui qui assiste à un film a l’habitude de faire silence pour se rendre disponible à ce que le film va lui dire. Les films du cinéaste font silence eux aussi. Les films eux aussi assistent… La caméra du cinéaste prête assistance... Et parfois, quelqu’un y prend la parole.
Martin prend la parole. Sa voix incertaine trouve une autre texture que celle de sa nervosité habituelle, comme si elle sortait de ses boucles. Sa voix est tendue de son propos lui-même. Il explique à la caméra ce qu’il sait du bîmarîstân. Car à force de mener ce travail avec la cellule de veille, Martin est lui aussi devenu dépositaire d’un savoir qui nous informe.
« Alors c’est… Alors c’est… Alors c’est un bâtiment, c’est un bâtiment du bîmarîstân qui a été bombardé pen… pendant la guerre, on voit, on voit, là, on voit, là on voit un trou dans le bâtiment, après en bas aussi on voit un petit trou en bas aussi, et on voit aussi le bâtiment, le bâtiment, comment il était, je ne sais plus comment ça s’appelle, après là on voit aussi on voit aussi on voit aussi près du trou des fissures, des fissures dans le bâtiment. »
Un silence. On voit entre les deux photocopies, dans le flou en arrière-plan, Julien qui regarde des images étalées sur la table du jardin. Et puis, Martin choisit la photocopie de gauche, celle qui montre un dôme vu d’en bas, avec une belle ouverture circulaire sur le ciel. Le cercle parfait transmet au spectateur le caractère apaisant de l’architecture, où l’on trouve refuge.
« Et là, sur cette photo-là, on voit une fenêtre, une fenêtre à moitié, une fenêtre au bîmarîstân, une fenêtre au plafond, en haut du bîmarîstân, et là, on voit des, on voit des pierres, des pierres dessus, là, avec des, avec des, des pierres, là, des pierres, là, des pierres. Là. Et là, on voit aussi, on voit aussi des fenêtres. »
Nouveau silence devant l’image. Le son environnant parle autant que la parole. Une tourterelle, au loin. Et puis, la voix de Martin se fait à nouveau entendre, hésitant à dire. Mais ne dit pas. Et la voix s’éteint dans un léger bégaiement. Martin pose la photocopie et reprend à nouveau les deux pages en regard, comme on boucle un discours, comme on pose une conclusion dans un discours en reprenant les éléments de l’argumentaire.
Et dans le bruit de l’ambiance, et le roucoulement insistant de la tourterelle, Martin contemple longuement les images... Ou ce qui se trouve entre les images... Il nous donne à voir, longuement, les relations dont il a révélé l’existence entre les deux images, les deux lieux de l’architecture, alors que le son environnant pense avec nous.
Les deux ouvertures dans les dômes imposent leur blancheur, le rond parfait et les brèches obscènes, répètent leur motif d’ouverture impénétrable, ces trous blancs qui parlent de cela qui disparaît sous nos yeux et dont nous sentons qu’il suffit d’un effort d’intelligence, d’un événement de la pensée, d’un accident même de l’intelligence et de la sensibilité, pour saisir ce qu’on peut en sauver, cette lumière qui peut ne pas se perdre, à condition de notre attention, de notre mise au travail de la pensée dans la relation à l’autre.
Martin a fini son discours par une parole qu’il n’a pas dite, clôturant par un « ah, ouais... mm... » cela qu’il ne peut dire, qui ne se dit peut-être pas.
Dans ce passage, la parole de Martin était claire, même s’il butait sur les mots, les mots qui lui manquaient pour décrire les choses qu’il avait sous les yeux, les choses de l’architecture que son doigt suivait et comprenait à sa façon de capteur ultrasensible.
Il n’est plus question de foot ni de Soprano, car Martin avait compris que c’est le discours sur le bîmarîstân Al-Arghoun d’Alep qui nous maintiendrait dans son champ de gravité.
Mais qu’importe l’objet de la parole, puisque ce qui compte c’est la relation entre les sujets. Et notre objet de recherche vaut-il mieux qu’une bonne discussion sur le dernier match du PSG ou la sentimentalité du rappeur ?
D’ailleurs, Fyras, notre ami syrien, premier conseiller sur le projet, a envoyé à Martin un tee-shirt de l’équipe de foot d’Alep, l’Al Ittihad. Il faut voir Martin avec son tee-shirt rouge. Il dribble comme un dieu. Il a une espèce d’instinct, de relation intime avec le ballon rond, avec sa sphéricité de discours sans terme…
Ce rapport à la circularité, le jeu des courbes et le recours à la circularité, est peut-être ce qui, plus encore que la faille laissée par la roquette dans la pierre, a attiré Martin dans l’image du dôme qu’il analyse sous nos yeux…
L’architecte a expliqué à Julien que pendant des siècles, les bâtisseurs avaient regardé avec fascination le Panthéon de Rome, car la technique qui avait permis cette prouesse architecturale s’était perdue en Occident, les secrets ayant été conservés du côté de Byzance, et mis en œuvre notamment dans la cathédrale Sainte-Sophie.
C’est ce secret peut-être que Martin explore en parcourant du doigt la photo qu’il a choisie, suivant les lignes de l’architecture, comme s’il en sentait l’équilibre des vibrations par son extrême sensibilité aux dynamiques des masses soumises à la gravité et à la répartition des forces qui s’exercent dans la matière.
Mais lorsque son doigt caresse la fissure, dans une érotique de l’intelligence qui cherche à s’exercer là où le langage lui manque, par le toucher et l’imaginaire qu’il permet, je songe que Martin se fait historien et invente peut-être une technique de lecture que les chercheurs académiques auraient avantage à prendre en considération.
Il ne s’agit pas seulement d’un « maître ignorant », puisque dans le cas de Martin l’ignorance n’est pas la question. Mais plutôt d’un « maître brut », car la question de Martin est qu’il ne pourra jamais « savoir » comme l’université l’entend. En revanche, ses handicaps lui ont donné d’autres capacités pour « connaître ». Et c’est cela que son expérience de la photo saisie par le regard-caméra du cinéaste peut nous enseigner, si nous apprenons nous-mêmes à voir et à entendre, et à toucher, si nous nous rendons disponibles à cette façon de connaître.
Les atlas Mnémosyne à venir seront-ils tactiles et gestuels ?
Merci à Dina Joubrel, à Marie-France et Raymond Négrel, à Benjamin Attahir, à Christophe Bisson, à Gaël Baron, à Jacques Peigné, à Chiara Parisi, à Pascal Crété, à Frédérique Djerbi, à Dino Fava, à Jules Couly, à Romain, Arthur, Jonathan, Maxime, Kelly, au foyer Léone-Richet, à la Comédie de Caen, à l’association ComSyr, au centre Pompidou-Metz.