Le futur était déjà là autrefois

C’est par flopées allant de trente à soixante que quasiment tous les mois SpaceX ou OneWeb accrochent dans le ciel ce que les journalistes scientifiques nomment dorénavant des constellations de satellites, c’est-à-dire de longues lignes qui peu à peu formeront des anneaux artificiels autour de notre planète. Associations d’astronomes et agences spatiales s’indignent de ce qu’il sera de plus en plus difficile d’observer les étoiles ou de lancer des fusées sans être pollué par ces trains de satellites ou sans risquer de les heurter. Je me souviens, il y a quelques années, de ma satisfaction lors d’une traversée de l’océan dans un cargo de marine marchande d’être totalement injoignable : pas de réseau téléphonique et pas de données mobiles à bord. Passée une petite heure d’angoisse, la liberté de la déconnexion fut vertigineuse et terriblement heureuse. Maintenant, une fois les milliers de satellites balancés dans leur orbite basse, il sera partout possible sur Terre d’obtenir la 5G. Je lis qu’en Suisse de vastes mouvements de contestation populaire freinent le déploiement d’antennes terrestres 5G arguant d’un potentiel risque sanitaire. La 5G, les Suisses l’auront tout de même : tombée depuis l’espace sur leur nuque, comme l’Inuit, le Pygmée ou les Mundurukus amazoniens. Et qu’importe si les constellations qui ont guidé les bateaux et les poètes depuis des millénaires disparaissent, si le rayonnement du débit internet a des conséquences physiologiques, si les animaux nocturnes survivants à l’incurie des hommes perdront eux aussi leurs repères, c’est à ce prix-là que l’on fait du commence dans le monde.

Ville imaginée par Tibor Csernu (1927-2007), peintre hongrois que les amtateurs de science-fiction connaissent à ses illustrations de couvertures de livres dans les années 70.

La semaine dernière, j’ai appris que le festival Sidération qui se déroule tous les ans au CNES et auquel je devais participer est annulé en raison du risque d’épidémie sanitaire. Je fais un à deux allers-retours par semaine à Paris depuis le début de l’année : je me suis très vite habitué à ce que mes voisins de train portent des masques chirurgicaux et se frottent sans cesse les mains au gel hydroalcoolique. Le salon du livre de Paris est également annulé, je crains pour les ateliers d’écriture que j’anime : j’ai peur que dans les jours à venir il ne soit plus possible d’entrer dans les établissements scolaires. Partout, dans la presse comme dans les conversations, il n’est plus question que du virus Covid-19. A l’heure où j’écris ces lignes (samedi 7 mars 2020, 8h du matin), en France, 613 cas de contamination sont confirmés et – malheureusement – 9 personnes sont mortes. Il y aurait 101 988 cas recensés dans le monde et 3 491 décès. Tout relativisme est insupportable lorsque l’on perd un proche, je le sais, mais je ne peux m’empêcher d’aller voir d’autres chiffres donnés par l’Organisation Mondiale de la Santé. Statistiquement ce sont 178 688 personnes qui sont mortes de la malaria depuis le 1er janvier dernier, 153 409 décès dus à des empoisonnements liés au manque d’eau potable. J’arrête là. Moi-même me déplace avec mon petit flacon de gel antiseptique dans la poche de ma veste.

Ailleurs, dans les rues de Paris comme dans les périphéries de Nantes, je vois partout des tentes, des campements précaires, des matelas de carton dans les renfoncements, des canapés et des couvertures sous les tunnels et les ponts, des masses visibles du coin de l’œil d’où un corps, parfois, laisse échapper une main. Et je me demande comment j’ai fait pour m’y habituer si vite. Je tente de me projeter vingt ans en arrière, il y avait déjà des gens à la rue, mais une telle foule de délaissés était impensable. J’ai si vite appris à me familiariser avec l’impossible.

En parallèle, mon roman avance, celui pour lequel j’ai obtenu une résidence au sein de l’Observatoire de l’espace, il avance si bien qu’il va falloir que j’entame un travail de coupe : la matière est surabondante, à commencer par ce que je raconte ici : le monde dans lequel je vis ressemble aux livres de science-fiction que je lisais adolescents. Un monde où de puissants consortiums imposent leurs technologies aux hommes, un monde de pandémies, un monde d’après la catastrophe où des réfugiés ont tout perdu. Je ne finirai jamais de m’étonner de vivre maintenant dans les fictions alarmistes qui faisaient les délices de mon adolescence. Et je me demande jusqu’à quel point elles m’ont préparé à la banalisation du présent. Du roman Le Fléau de Stephen King au film Contagion de Steven Soderbergh, la fiction m’a préparé aux épidémies. Autrefois, j’ai déjà lu et vu le présent, mais la fiction était supposée l’imaginer afin de le conjurer.

Ces derniers jours, j’ai cherché et retrouvé un petit texte, signé d’un auteur italien, Lino Aldani, publié en 1963 dans une revue nommée Futuro, et réédité voici sept ans aux éditions du Passager Clandestin, dans l’excellente collection Dyschroniques. Cette nouvelle, nommée 37° centigrades (Trentasette centigradi) met en scène un monde dans lequel le désir de consommation broie littéralement des individus qui – en outre – n’ont pas le droit de tomber malade. L’homme de la rue peut être arrêté à tout moment par la police qui vérifiera sa température, la présence d’un kit de médicaments dans sa sacoche et l’épaisseur de ses vêtements en fonction de la météo. Surendetté, ce même homme de la rue est tellement préoccupé par ses désirs de consommation et sa peur de la maladie qu’il n’a plus le temps ni l’énergie de réaliser que l’état dans lequel il vit est totalitaire. Ce qui me permet de conclure ce texte en notant que je n’ai pas évoqué la situation politique du pays, où le mépris et les matraques ont fini par faire monter la température jusqu’à 49°3, ce dont on ne parle que trop peu, obnubilés que nous sommes par cette bienvenue pandémie.

10 mars 2020
T T+